Magazine du ministère canadien des affaires étrangères Cité par le magazine Time au nombre des 100 plus grands penseurs du XXIe siècle, Tariq Ramadan occupe une place unique parmi les principaux maîtres à penser de l’islam. Issu d’une nouvelle génération de réformateurs islamiques, l’érudit Suisse exhorte les musulmans de l’Ouest à embrasser la culture occidentale au lieu de la rejeter.
Est-ce que vous vous décririez comme un intellectuel musulman ou un lettré suisse?
Vous savez, même si d’autres me décrivent comme un intellectuel musulman, je suis un lettré suisse. C’est étrange car on ne parle pas d’intellectuels chrétiens ou juifs. Le fait est que je suis un intellectuel suisse formé en même temps dans ces deux disciplines. Et qu’il est essentiel pour moi de construire des ponts. Mais il m’importe aussi d’être relié et rattaché à la base. C’est pourquoi je travaille également avec des communautés musulmanes, surtout dans des pays occidentaux, mais aussi en Afrique. Je suis membre du conseil exécutif du Colloque international des Musulmans de l’espace francophone et, en juillet dernier, nous nous sommes réunis à Niamey pour parler de la situation des femmes et des façons de mieux nous comprendre. C’est très important pour nous parce que nous relions tous les musulmans africains aux musulmans d’Occident et nous avons même accueilli des personnes venant du Canada. Je suis donc aussi un militant du fait que je veux être rattaché à la collectivité, parce que je crois que les mentalités n’évolueront pas à moins que nous n’œuvrions à partir de l’intérieur.
Qu’est-ce qui vous incite à militer? Est-ce votre éducation, l’influence de votre père et de votre grand-père? Ou bien l’alliage de votre culture européenne et de vos racines islamiques?
Évidemment, l’histoire de ma propre famille est importante. Nous étions des exilés politiques accompagnant mon père parti vivre en Suisse. Ma mère nous a aussi légué ce sentiment d’appartenance, ainsi que quelque chose d’essentiel – savez-vous que le premier livre que ma mère m’a donné était un recueil de poèmes français? Cette histoire personnelle m’a donc certainement influencé. Tout a débuté quand j’étais très jeune. À la fin de mon adolescence, j’ai commencé à travailler avec des mouvements de solidarité, en parcourant l’Afrique, puis j’ai oeuvré avec des petites collectivités chrétiennes en Amérique du Sud, en Afrique, ainsi qu’avec des Tibétains, en Inde. À mesure que le dossier islamique revêtait plus d’importance en Occident, j’ai jugé nécessaire d’apporter une contribution et de défendre une idée nouvelle : la possibilité d’être en même temps musulman et Occidental.
La culture influence-t-elle la pratique ou l’interprétation de la religion?
Oui, mais il est essentiel que le domaine religieux intègre un élément que l’on pourrait définir comme le siège des valeurs et des pratiques universelles. Dans la civilisation islamique par exemple, vous constaterez que l’islam est une seule et même religion. Les gens croient en des valeurs qui sont exactement les mêmes, qu’ils vivent en Amérique du Sud, en Amérique du Nord, en Afrique ou en Asie. Lorsque vous examinez la culture islamique américaine ou africaine, vous remarquerez que l’ensemble des valeurs est le même, alors que le système, la psychologie sociale, la mémoire collective et les modes de pensée sont différents. Lorsqu’on traite de valeurs religieuses, il est capital, sur le plan intellectuel, de déconstruire les façons de parler des pratiques religieuses dans diverses cultures afin de lutter, au besoin, contre ces pratiques et d’ essayer de trouver un moyen novateur de les intégrer à une nouvelle culture. C’est pourquoi je dis, entre autres, aux musulmans : « Ne demandez pas au Canada de pouvoir rester, par exemple, des musulmans marocain ou turcs. Vous devez revenir au cœur de vos valeurs religieuses, à leur universalité et, pour ainsi dire, les parer des vertus de votre nouvelle culture. » Le fait est que les unes sont indissociables des autres. Nous devons les différencier pour trouver un moyen de les intégrer à la nouvelle culture au nom de nos valeurs universelles.
Le Centre travaille surtout avec des Canadiens qui vont partir à l’étranger. Nous essayons de les aider à nouer des liens interculturels plus solides. Quels conseils donneriez-vous à des Canadiens qui vont aller vivre et travailler à l’étranger, par exemple dans un pays islamique?
Je crois vraiment que l’empathie culturelle est essentielle, tout en pensant réellement qu’il y a aussi autre chose. Intellectuellement, il s’agit exactement de la même attitude, mais je pense que cet autre élément est plus important et que c’est l’aptitude à se décentrer.
Qu’entendez-vous par décentrer?
Au niveau émotif, c’est le terme empathie, mais cela veut dire beaucoup plus de choses sur le plan intellectuel. Pour comprendre les autres, il faut pénétrer dans la sphère de leur universalité. Par exemple, dans un pays dont la population est en majorité musulmane, les habitants pensent que leurs croyances sont universelles. À partir de cette universalité, ils se font une idée du monde et une conception d’eux-mêmes et de leur propre éthique qui devrait être comprise de leur point de vue. C’est ce que j’entends par se décentrer. Cela ne veut pas dire oublier ses propres valeurs et croyances, bien au contraire ! Se décentrer intellectuellement signifie ne jamais oublier son propre centre. Sur le plan culturel ou religieux, ce qui est nécessaire est de comprendre comment les gens acquièrent leur perception du monde et de leur propre société. Pourquoi? Parce qu’à un moment nous découvrirons – et c’est dans cette voie que nous devons travailler ensemble – qu’il s’agit bien plus d’intersection que d’intégration. Lorsqu’on a affaire à des musulmans dans leur propre pays, il est vraiment important d’essayer de trouver un moyen de saisir leur propre logique et leur propre dynamique intrinsèque pour comprendre, en partant de leurs valeurs, qui sont très souvent les mêmes que celles de tous les habitants, comment ils façonnent leur propre modèle. A mon avis, les valeurs peuvent être universelles, mais les modèles sont conjecturaux ou historiques.
Vous avez parlé aux jeunes musulmans d’Europe du besoin de participer et de s’intégrer à leur société en leur disant qu’il s’agit d’une responsabilité partagée. Adresseriez-vous le même message aux jeunes musulmans canadiens?
J’ai effectué des visites au Canada au cours des dix dernières années, et je peux voir une amélioration ou une évolution du mode de pensée des musulmans canadiens, du regard qu’ils portent sur la société. Je pense toutefois qu’ils doivent être très prudents parce qu’ils doivent dépasser le stade de cette mosaïque de collectivités vivant ensemble mais sans nouer de liens entre elles. Je recommanderais donc de leur dire que cette culture canadienne est la leur, et qu’ils doivent l’embrasser et s’intégrer à l’ordre social, au régime politique et au paysage culturel. Je leur dirais qu’ils doivent intégrer cette culture à leur perception d’eux-mêmes, celle de leur identité propre. Cette étape est nécessaire pour transcender ce que j’appelle le complexe de minorité. Je leur déconseillerais d’adhérer au système comme membre d’une minorité parce que c’est un piège. Cette règle s’applique aussi à la majorité des Canadiens : tolérer les minorités est un bon point de départ, mais, à long terme, la tolérance ne les aidera pas à s’intégrer véritablement à tous les échelons de la société. Selon moi, l’essentiel est de leur dire : « Considérez-vous comme des citoyens canadiens et oubliez que vous formez une minorité car il n’y a pas de citoyenneté minoritaire ». Il est très important de défendre cette idée et d’aller au-delà de la tolérance culturelle.
Vous n’aimez pas le terme « tolérance », n’est-ce-pas?
Non, je préfère parler de respect. Je me sers du concept de respect parce qu’on peut tolérer quelqu’un sans le connaître, alors qu’on ne peut pas respecter quelqu’un sans savoir qui il est, puisque le respect est fondé sur la connaissance mutuelle. Cette dernière est essentielle, et je crois vraiment que la société canadienne est dynamique, tout en reconnaissant qu’elle pourrait être très fragile si l’on admet cette idée de mosaïque de collectivités et que l’on ne veut pas en démordre. Si quelque chose se produisait à un certain moment, cette mentalité du « nous contre eux » pourrait réapparaître, et je crois que ce serait dangereux. Il faut donc dépasser le stade de la tolérance pour progresser vers ce que j’appelle un partenariat proactif.
Quelles sont les valeurs universelles de l’islam et où pensez-vous qu’elles rejoignent les valeurs occidentales?
Je pourrais donner l’exemple de l’unicité de Dieu. Il s’agit d’une valeur dont découlent la justice et l’égalité. Dans le monde islamique, il existe un concept d’égalité entre les hommes et les femmes. Je ne crois pas qu’on puisse généraliser et dire que tous les musulmans pensent que les hommes sont supérieurs aux femmes. Je suis réellement convaincu qu’il existe une tradition prenant sa source au sein de l’Islam qui vise à promouvoir cette égalité universelle entre les hommes et les femmes, et également entre les êtres humains. Nous avons une tradition très ancienne de fraternité humaine, non seulement avec les frères musulmans en raison de l’appartenance à la religion musulmane, mais aussi à cause de ce qui touche tous les êtres humains. Il existe donc certaines valeurs que nous sommes tenus de défendre : la justice et la liberté.
Et comment définiriez-vous la liberté?
Les deux principales libertés que nous accordent les constitutions occidentales sont la liberté de conscience et la liberté de religion. Elles font également partie intégrante de la tradition islamique, même si l’on constate aujourd’hui qu’elles ne sont pas exercées dans de nombreux pays musulmans.
Sur le plan de la pratique, qu’est-ce qui est prioritaire: la loi du pays ou les règles et lois islamiques? Par exemple, une province du Canada (l’Ontario) a autorisé l’application de la charia pour le règlement par arbitrage de litiges d’ordre civil, si les deux parties y consentent.
On m’a posé cette question maintes fois, et j’ai dit : vous devez trouver votre voie, en tant que citoyens canadiens musulmans, dans les limites de la loi et de la constitution. Tout d’abord, ne venez pas avec quelque chose d’inutile, et c’est mal de l’appeler tribunal de la charia. Il s’agit non pas d’un système parallèle, mais de quelque chose qui ressemble bien plus à la médiation. Si c’est le cas, alors c’est bien, parce que vous pouvez disposer de la latitude nécessaire pour traiter de questions culturelles et religieuses dans le cadre de la loi. Mais ce n’est pas une nouvelle loi. Vous n’avez pas besoin de nouvelles lois. Nous sommes confrontés au problème que posent certaines interprétations et explications des lois islamiques qui considèrent toujours ces lois comme des règles distinctes et particulières. À mon avis, lorsqu’une constitution et des lois élaborées par des êtres humains défendent la justice, assurent votre protection et protègent vos libertés, elles sont intrinsèquement islamiques. Il ne faut pas croire qu’elles ne peuvent pas s’appliquer parce qu’elles ne sont pas le fruit des réflexions d’un musulman ou d’une interprétation particulière de la loi islamique. Ce serait percevoir dans une optique très étroite ce que l’islam doit promouvoir. Vous ne pouvez pas simplement extraire un verset du Coran et prétendre que c’est la loi islamique. Vous devez vous servir de votre cerveau. Lorsque vous vivez au Canada et voyez que ces valeurs sont protégées par la loi et la constitution, cela signifie que vous devez protéger cette constitution et qu’elle est la vôtre. Vous êtes tenus de respecter la constitution, et c’est ce que nous devons dire à tous les musulmans. C’est votre constitution, et elle vous laisse assez de latitude pour trouver votre voie. Tout ne vous est pas imposé, et vous êtes libre de suivre votre parcours dans les limites de la constitution.
Subissons-nous en ce moment un choc des civilisations, selon la description qu’en donne Huntington?
Non, certainement pas. Pourtant, j’ai effectué des voyages dans de nombreux pays dont la majorité des habitants sont musulmans ainsi que dans beaucoup de pays occidentaux, et il est vrai que nous sommes tous obsédés par le besoin de nier le fait qu’il existe un choc des civilisations. Je m’oppose à cette théorie. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une réalité, mais nous sommes tellement hantés par la préoccupation d’ en nier l’existence que nous n’édifions pas ce que nous devrions construire, c’est-à-dire des ponts et des partenariats. Nous sommes si absorbés par le souci de réfuter la théorie du « nous contre eux » que nous commençons à nous méfier beaucoup les uns des autres. Si nous ne faisons pas preuve de prudence face à tout ce processus, il pourrait devenir une prophétie qui se réalise automatiquement.
Tariq Ramadan, je vous remercie pour cet entretien.
Je vous en prie
.Source : Intercultures Magazine
Que dieux vous protège et vous donne la force de continuer .
Merci
C’est ce que j’appelle parler peu pour en dire beaucoup. Qu’Allah te guide dans ce que tu entreprendra pour continuer sur le chemin d’Allah.
Ta soeur fillah
Et dire qu’on entend à longueur de journée débiter des âneries au ras des pâquerettes dans les médias!
Bon ça serait agréable de vous entendre de temps en temps à la radio…ça ferait du bien à la cervelle de tout plein de gens, un peu de fraicheur intellectuelle, un avis nuancé et constructif.
(un petit coin tranquille où vous n’auriez pas à uniquement débattre avec des crétins qui pédalent dans la choucroute)
salamou alaykoum
c’est en vous écoutant et en vous lisans que je me débarasse de mes ornières machaAllah.Une question concernant l’article,lorsque vous dites que l’on respect quelqu’un seulement lorsque l’on le connait,je ne suis pas vraiment sur de vous comprendre, car lorsque je rencontre quelqu’un que je ne connait pas, il y a d’office une attitude de respect qui s’instaure.Si vous voulez bien m’éclairer inchaAllah .