Les musulmans dans les démocraties occidentales : pour une citoyenneté commune

LE DEVOIR.COM

Mes chers concitoyens occidentaux, une société véritablement pluraliste ne pourra se revitaliser qu’au moyen d’un effort concret et continu. Beaucoup plus que la seule tolérance, la poursuite de cet objectif exige la confiance, la compréhension et le respect mutuels. Cette connaissance de l’autre revêt une importance critique. On peut tolérer quelqu’un sans le connaître, mais on ne peut pas le respecter si on ne le connaît pas, car le respect est fondé sur la connaissance réciproque.


Le Canada est une société dynamique, mais si nous nous en tenons uniquement à une mosaïque de communautés, cela pourrait le fragiliser considérablement. Il faut dépasser la tolérance pour nous diriger vers un partenariat proactif. Trop nombreux sont nos concitoyens qui acceptent sans réfléchir les explications superficielles et les jugements hâtifs. Comment pouvons-nous vivre ensemble si nous entretenons des préjugés envers les autres ou si nous faisons semblant qu’ils n’existent pas ?


Nos sociétés ont évolué, et chacun de nous doit faire les efforts nécessaires pour mieux connaître ses voisins, et transcender les réactions immédiates aux faits médiatisés, qui ne révèlent guère nos vraies convictions et nos vrais espoirs. Nous devons tous commencer par nous pencher sur le fond de la question : en ce sens, nos programmes scolaires ne reflètent pas toujours le nouveau paradigme nécessaire pour établir une société pluraliste, ou bien ils ne réussissent pas à l’inculquer aux jeunes.


Il n’y a pas assez de programmes spécifiques pour inciter les gens à se rencontrer ou pour favoriser la création de partenariats interculturels ou interreligieux au niveau local et dans les enceintes publiques. La création urgente d’espaces de confiance et de partenariats entre les services de l’État, les institutions et les citoyens passe impérativement par ce genre d’éducation.


L’enjeu ici est bien plus la recherche des intersections que celle de la seule intégration, car il consiste à regarder au-delà de nous-mêmes, à nous décentrer et à prendre le risque de nous ouvrir à la culture, aux idées et aux valeurs de l’autre. Tout cela fait partie du défi ardu, mais combien stimulant, auquel nous confronte notre époque. Personne ne peut s’ouvrir à l’autre sans faire un effort. Il faut étudier, remettre en question sa façon de voir, se défaire de ses vieilles habitudes intellectuelles et culturelles et accepter de répondre aux questions de concitoyens qui ne sont pas tous identiques à nous, mais dont la diversité n’en est pas moins très enrichissante.



Méfiance profonde



Toutes les lois du monde ne suffiront jamais à faire de nous des citoyens dignes et équitables si nous ne comprenons pas qu’à partir de maintenant nous devons assumer les mêmes responsabilités. La tâche ne sera pas facile. Les préjugés, le racisme et l’islamophobie sont des expressions concrètes de la dure réalité des sociétés occidentales, et les musulmans doivent éviter de croire naïvement que ces phénomènes vont tout simplement disparaître parce qu’ils sont en train de devenir des citoyens bien établis dans leurs sociétés.


De plus en plus, ils devront – et cela pendant longtemps encore – s’habituer aux mesures de sécurité politique, à la discrimination, aux accusations de duplicité, aux regards menaçants ou malveillants, et aux mesures de surveillance et de contrôle. La méfiance est si profonde et la suspicion si répandue qu’on semble encore bien loin du moment où la confiance réciproque pourra s’établir. Plutôt que de s’en plaindre, il semble toutefois qu’il n’y ait qu’une façon de réagir à cette situation : maintenir nos convictions envers et contre tout, exprimer nos principes et nos espoirs, et prendre part à la société pour le bien commun et plus largement de toute l’humanité.



Une éthique de la citoyenneté



Mes chers concitoyens occidentaux de toute appartenance et de toute affiliation, contrairement à ce que peuvent donner à penser des apparences, nous avons en commun de nombreuses valeurs universelles. L’islam exige de nous de nous respecter les uns les autres, d’aimer notre prochain et de secourir ceux qui sont dans le besoin.


Pour chacun de nous, le temps est venu de laisser derrière les ghettos intellectuels, culturels et sociaux, d’apprendre à nous rapprocher les uns des autres en étant conscients de la complexité de tous. Le temps est venu de respecter notre différence sans compromettre les principes fondamentaux du pluralisme, de la justice et de l’égalité. Il nous faudra aussi assumer le risque d’encourager notre propre autocritique selon les difficultés auxquelles nous faisons face et avoir l’humilité d’admettre que chacun de nous est paralysé sans l’autre.


Soyons donc prêts à promouvoir une véritable éthique de la citoyenneté, ancrée dans l’égalité, la justice et le refus de la discrimination et du racisme. Soyons prêts à parler de ce que nous devenons ensemble. C’est notre citoyenneté commune qui devrait nous rapprocher les uns des autres aujourd’hui. Nous vivons dans la même société, nous partageons les mêmes difficultés et le même avenir, et nous devons donc avancer ensemble.


Avancer ensemble jusqu’au bout afin que nous puissions partager nos souvenirs, notre histoire, nos espoirs comme les pouvoirs : tous les moyens, somme toute, de réaliser cette citoyenneté commune. La tâche sera dure mais c’est là le prix que nous devons payer pour protéger notre idéal commun d’unité nationale et le respect de la diversité dans le dialogue, ainsi que de la justice et de l’égalité.



Dé-islamiser les questions sociales



Mes chers concitoyens occidentaux, la société canadienne doit atteindre cette nouvelle perception d’elle-même collectivement, en permettant aux citoyens, tous égaux devant la loi, de développer des identités multiples et multidimensionnelles qui ne cessent de se transformer et qui sont assez souples pour défendre les valeurs qu’ils ont en commun. Il reste nécessaire de faire une distinction entre les problèmes sociaux et les défis religieux : musulmans et non-musulmans tous ensemble, les citoyens doivent « dé-islamiser » les questions sociales que sont le chômage, la violence et la marginalisation, et qui n’ont rien à voir avec l’islam ou avec l’appartenance à l’islam.


C’est ainsi que la société multiculturelle d’aujourd’hui et de demain pourra réussir à allier les trois dimensions : la citoyenneté commune, la diversité culturelle et la convergence des valeurs dans une dynamique toujours enrichissante qui repose sur la discussion, la rencontre et l’engagement collectif.


Mes chers concitoyens occidentaux et musulmans qui résidez dans les pays occidentaux, votre responsabilité est aujourd’hui immense. Il vous incombe de vous engager à préparer votre avenir. Sans doute certains continueront-ils à s’identifier comme étant supérieurs et opposés à l’Occident, à s’identifier comme « l’autre », et à se plaindre de ce que, dans les pays de l’Ouest, personne n’aime l’islam ni les musulmans. Ils perpétueront ainsi la mentalité pathologique de la victime, en espérant que le salut leur viendra des érudits et des penseurs de l’Orient.


On voit néanmoins apparaître aujourd’hui des signes évidents, en particulier chez les femmes et chez les jeunes, que les choses sont en train de changer et qu’un nombre sans cesse grandissant de musulmans sont conscients des défis auxquels ils sont confrontés.


Pour rester musulman dans les pays occidentaux, on doit mettre à l’épreuve ses croyances, sa conscience et son intelligence. Les Canadiens musulmans doivent se montrer à la hauteur du défi et proposer de nouvelles façons d’être musulman au Canada. Ils doivent consentir des efforts considérables pour relire et réexaminer leurs sources et leurs traditions. Ils doivent déterminer quels sont les éléments fondamentaux de leurs croyances et de leurs pratiques religieuses. Ils doivent distinguer l’essentiel de ce qui l’est moins, et distinguer aussi le religieux du culturel.


C’est là une tâche complexe et difficile qui nécessite une connaissance et une analyse des sources islamiques traditionnelles ainsi que du milieu ambiant canadien, de son histoire, de ses institutions et de sa culture. Nous ne devons pas négliger l’étude du monde occidental, l’histoire de ses sociétés et de leurs institutions, de leurs cultures et de leur psychologie collective. C’est là le chemin dans lequel nous devons nous engager si nous voulons nous sentir chez nous, appliquer de façon positive le principe islamique favorisant l’intégration de tout ce qui ne contredit pas les interdictions, et nous l’approprier.


Ce mouvement de réforme nécessite une véritable révolution intellectuelle qui permettra de concilier l’universalité des valeurs islamiques avec la vie au Canada et qui nous aidera à cesser de nous considérer comme une minorité marginalisée, toujours sur le point de nous adapter ou de nous intégrer, mais enclins à ne faire rien de plus que de nous protéger dans un environnement qui nous paraît hostile et dangereux. Nous devrons développer au sein de la société occidentale une présence riche, positive et participative, qui contribuera de l’intérieur aux débats sur l’universalité des valeurs, sur la mondialisation, sur l’éthique et sur le sens de la vie à l’époque moderne.


Mes chers concitoyens occidentaux, voilà un discours que chacun de nous peut comprendre, voilà le chemin difficile qu’ensemble, nous devons continuer de parcourir.



*Allocution présentée au colloque Diversity and Canada’s Future organisé par l’Institut de recherche en politiques publiques dans le cadre de la série « L’art de l’État » et qui s’est tenu du 13 au 15 octobre au Château Montebello.



 

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