Entretien exclusif : Tariq Ramadan fait part des ses inquiétudes face à l’interdiction de la burqa

Interview réalisée par l’équipe genevoise d’Euros du Village, qui anime l’Eurosblog « Y’a pas le feu à l’Europe »




Luca Bernardi : M. Ramadan, quelle est votre position vis-à-vis de l’interdiction de la burqa en France et en Belgique ?

 

Tariq Ramadan : Je pense que ce sont de mauvaises stratégies concernant des questions qui sont, somme toute, marginales et vis-à-vis desquelles il faudrait un débat d’un autre type. Je ne suis pas, pour ce qui me concerne, de l’avis que la burqa ou le niqab sont des prescriptions islamiques : je pense que ça ne l’est pas. Mais ce n’est pas par des interdits que l’on règle ces questions et surtout pas lorsqu’il s’agit de restriction des libertés. Aujourd’hui, le problème, c’est que l’on assiste à une restriction des libertés et que l’Europe, pour ce qui nous concerne, la Belgique et la France, sont en train de perdre leurs âmes respectives en fait, en allant vers des restrictions des libertés dans l’espace public. Et dès qu’on s’aperçoit qu’il y a un vrai problème de légalité et que l’Union européenne a déjà manifesté des réserves sur ses prises de positions parce qu’on est à l’encontre de la liberté de conscience dans l’espace public et la liberté de choix. Et la troisième chose que j’aimerais dire, c’est qu’on est dans une atmosphère tout à fait malsaine et on a l’impression que c’est une course-poursuite : qui va le premier interdire ? Dans la presse belge, alors que le gouvernement est en train de s’écrouler, c’est la seule chose sur laquelle on est d’accord : que la Belgique soit le premier pays européen à interdire la burqa ! Sera-t-il suivi par la France, la Suisse, et d’autres pays ? Comme si l’on était dans une course pour savoir qui se montrera le plus dur, ce qui est l’attitude des pays qui sont soit en crise par rapport à l’extrême-droite, soit dans la course aux votes de partis populistes. 

 

LB : Pensez-vous que les raisons pour l’interdiction soient fondamentalement différents dans ces deux pays ou y a-t-il des enjeux communs ?

 

TR : Non, je pense que la question du foulard et de la visibilité a été posée en France puis exportée en Belgique, puis on a eu le débat sur la burqa en France, puis en Belgique : ce sont des débats sur la visibilité. Et vous vous apercevrez que ces débats ont lieu dans l’Europe ou l’Union européenne francophone, essentiellement. Car on n’est pas allé dans ce sens-là dans les pays anglo-saxons ou même dans des pays où la droite populiste est très active, comme par exemple aux Pays-Bas. Donc, il y a eu en France des considérations historiques sur la visibilité de la deuxième, troisième et quatrième  génération. Le conflit lancinant qui existe entre l’Etat et la religion, bien avant l’islam et avec la religion catholique, la nouvelle visibilité des anciens colonisés Algériens devenus Français qui tout à coup s’émancipe : tout cela est l’expression d’une vraie crise identitaire dans ces deux pays qui sont sans doute en avance par rapport aux autres pays européens quant à la présence des musulmans. C’est vrai pour la Belgique, c’est vrai pour la France. L’autre pays qui est en avance, l’Angleterre, n’a pas du tout de problème parce que jamais la tenue vestimentaire n’a fait l’objet d’une crispation quelconque, ni pour les sikhs, ni pour les hindous, ni pour personne.

 

LB : La burqa est-elle victime d’une instrumentalisation des partis gouvernementaux pour dénoncer un islam « plus voyant », voire peut-être « excessif » ?

TR : Non, je ne crois pas que c’est pour dénoncer un islam excessif. Le vrai problème est qu’aujourd’hui, avec l’émergence des deuxième et troisième générations, qui sortent de leurs ghettos géographiques et sociaux, qui sortent de leur cloisonnement et sont en train d’apparaître dans l’espace public. Et tout à coup, on a peur de cette nouvelle visibilité : ça donne par exemple un vote en Suisse à partir de quatre minarets visibles, et on a peur de cette visibilité. Ca donne le débat autour du foulard islamique, de la burqa et du niqab et la question des écoles islamiques ou la question des mosquées : tout ce qui est visible interpelle l’homogénéité culturelle qui fut la nôtre, en Europe, avant la Seconde Guerre Mondiale. Et les partis populistes utilisent cette visibilité pour nourrir de l’émotivité populaire, du rejet, voire parfois de racisme. C’est cela qui est extrêmement inquiétant : la normalisation des thèses d’extrême-droite chez les partis les plus traditionnels.

 

 

LB : La burqa est-elle un enjeu politique ou un argument électoral de la part des partis gouvernementaux afin de s’acquérir les voix d’un électorat plus conservateur ou n’y a-t-il pas de calcul électoral à ce niveau ?

 

TR : Pour moi, il y a un clair calcul électoraliste, un calcul politique. On l’a vu avec l’UDC, qui a joué sur la peur a plusieurs reprises en confondant islam et immigration, en mettant en évidence l’immigration comme étant un danger pour l’identité suisse. Donc il y a un vrai enjeu. Et il se trouve que c’est le premier parti politique suisse aujourd’hui. Mais en France, juste avant les élections régionales, une espèce de débat sur la burqa totalement artificiel qui vient on ne sait d’où et qui, tout à coup, devient un enjeu national parce qu’il y a une controverse en ce moment. Et aujourd’hui, le président de la République (ndlr : Nicolas Sarkozy, président français), qui a voulu faire une ouverture à gauche est en train de perdre sa droite et son extrême-droite. Donc il utilise un prétexte politique, un symbole de visibilité pour pouvoir regagner maintenant son électorat de droite. Ce sont des calculs politiques.

 

 

 

LB : Pensez-vous que la votation populaire en Suisse du 29 novembre dernier sur les minarets ait eu un impact ou a-t-elle un élément déclencheur de cette législation précipitée ?

TR : Je pense que c’est une conjonction d’engagements politiques et politiciens nationaux qui se rencontrent au niveau européen. On l’a vu en Autriche, on l’a vu en Italie avec la Ligue du Nord, on l’a vu en Suisse, en Belgique et en France : c’est un phénomène transnational. Et je ne crois pas que la Suisse a été leader ou a entrainé ce problème-là, elle s’est simplement inscrite effectivement, avec son premier parti populiste, dans le mouvement de ce populisme qui est en train de gangréner l’Europe et le discours politique européen. Et donc, de ce point de vue là, la Suisse a simplement rejoint le concert de l’argumentaire populiste mais elle n’en est pas le chef d’orchestre.

 

 

LB : Les féministes françaises avancent l’argument que même si une seule femme portait la burqa en France, il faudrait tout de même une loi. Faut-il donc légiférer sur un épiphénomène ?

TR : L’argument est excessif par sa propre formulation ! Depuis quand fait-on une loi pour une personne ou pour une minorité ? Si on a une minorité, à l’intérieur de la loi, qui interpelle nos valeurs, on passe par l’éducatif ou le pédagogique et pas par la loi qui réprime. Quand il y a des atteintes à la liberté d’expression ou quand il y a liberté d’expression provocatrice, comme par exemple avec la crise des caricatures, je suis contre le fait que l’on rajoute des lois. Et dans le cas d’expression vestimentaire, ce n’est pas avec la loi que l’on fait la Nation. La Nation ne se construit pas à coups de lois restrictives, elle se construit avec ce que l’on appelle en anglais « a narrative », c’est-à-dire une histoire commune, c’est-à-dire une référence commune, un horizon de valeurs. C’est cela qu’il faut qu’on construise, ce n’est pas une loi, par la restriction. Il faut un discours plus inclusif.   

 

 

LB : Dans cette affaire, assistons-nous selon vous à un « acharnement médiatique » autour d’un sujet qui pourtant fait débat depuis plusieurs années ?

TR : Oui, moi je pense que tout cela « fait vendre » et tout cela intéresse la population : on est en train de distraire la population, au sens pascalien du terme, avec  des questions politiques qui sont des questions controversées mais du point de vue de la politique sociale, on ne remet pas en question le racisme, la discrimination. C’est la réalité d’aujourd’hui, ce n’est pas normal du tout, on ne peut l’accepter. Donc, aujourd’hui, les médias couvrent ces phénomènes-là et puis certains musulmans ou certains savants disent « devenez invisibles, acceptez d’être invisibles ». Non ! Avec quatre minarets, ce n’est pas ce qu’il y a de plus visible mais on a quand même eu un référendum. Si on enlève le foulard, si on enlève le niqab ou la burqa, il restera notre couleur de peau et je ne vois pas comment on pourrait l’enlever ! Et si on enlève la couleur de peau, il restera nos noms et prénoms : faudra-t-il les changer ? De ce point de vue-là, il faut assumer la diversité et pas faire semblant d’une diversité qui se cache derrière une uniformité de façade.    

 

 

LB : La Grande-Bretagne semble plus modérée vis-à-vis de la question de l’interdiction. S’agit-il d’une politique d’immigration plus tolérante, d’un modèle de société différent ou encore d’autre chose ?

 

TR : Je pense qu’il est extrêmement difficile et complexe de comparer les modèles et le modèle anglais ne s’est jamais préoccupé des tenues vestimentaires, mais cela ne veut pas dire qu’il est idéal. Il a parqué les gens dans des cités, il les a isolés géographiquement et là, ça pose un problème. Les gens peuvent s’habiller comme ils le souhaitent mais ils restent entre eux. Donc il faut essayer de trouver une sorte d’équilibre entre l’acceptation de la diversité vestimentaire, l’acceptation de la diversité religieuse, mais quand même avoir un cadre de référence et aller vers quelque chose qui est notre avenir : c’est la mixité sociale, c’est la mixité des horizons. Aucune société aujourd’hui n’a réussit la mixité sociale au-delà des séparations de classes : c’est-à-dire que lorsque l’on est pauvre, et qu’on fait partie d’une ethnie particulière, on se retrouve parqué quelque part. On n’a pas réussi à dépasser ceci. Dans les banlieues françaises, on n’est pas forcément de la même ethnie, mais on est de la même classe sociale. C’est-à-dire en général pauvre et en général exclu. Et en l’occurrence, en Angleterre, on est isolé par l’ethnie ou l’ethnicité, ou encore la culture. Donc chaque société a développé une légitimité de l’exclusion qu’il faut questionner. Et ce n’est pas par la comparaison que l’on y arrivera. Je me souviens de l’année 2005, quand je venais d’arriver en Angleterre et qu’il y a eu l’attentat (ndlr : de Londres), la France souriait : « regardez, ils ont des attentats par des jeunes nés et éduqués en Angleterre, et nous pas ». Six mois plus tard, les Anglais riaient de la France avec les émeutes dans les banlieues. Chacun pense que son modèle est meilleur. Chaque modèle a des atouts et des déficits. Il faut, avec les atouts, développer les moyens de résoudre nos déficits et nos dysfonctionnements.

 

 

 

 

 




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