Profession : Professeur d’études islamiques contemporaines à l’université d’Oxford. Attaché à l’université de Doshisha (Kyoto), il est aussi président du groupe de réflexion et d’action European Muslim Network à Bruxelles.
Age : 48 ans
Signes particuliers : Orateur hors pair et auteur prolixe, le petit-fils du fondateur des Frères musulmans est considéré, par ses défenseurs, comme un réformateur radical engagé dans le renouveau de la pensée musulmane et, par ses détracteurs, non seulement comme un intellectuel controversé mais aussi comme un fondamentaliste dangereux au double discours.
Signes particuliers : Orateur hors pair et auteur prolixe, le petit-fils du fondateur des Frères musulmans est considéré, par ses défenseurs, comme un réformateur radical engagé dans le renouveau de la pensée musulmane et, par ses détracteurs, non seulement comme un intellectuel controversé mais aussi comme un fondamentaliste dangereux au double discours.
Serez-vous sincère pendant cette interview ?
Oui, je vais essayer de l’être. Je veux dire : je vais l’être cette fois-ci, comme j’ai toujours essayé de l’être dans les interviews précédentes avec les autres journalistes.
« Rien n’est plus dangereux que les gens qui ne voient les choses que sous un seul angle ! » Vous rappelez-vous cette phrase ?
Oui, bien sûr. C’est une citation que j’ai retenue de la lecture des propos de mon grand-père. Il l’a écrite une fois dans la marge d’un ouvrage et je trouve que c’est une excellente formule. Je ne sais pas si c’est le plus grand ou le seul danger, mais c’est dangereux.
Vous parlez donc de votre grand-père maternel ?
Oui. De Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans. Il a ceci de particulier : c’est que, en fait, il a éduqué spirituellement mon père et il est le père de sang de ma mère. Ils se sont mariés après que mon grand-père ait été assassiné en 1949.
À part votre grand-père, avez-vous d’autres modèles ?
Mon premier modèle, c’est la figure du Prophète de l’islam. Il est un modèle de vie et de spiritualité et c’est ainsi qu’il nous est présenté dans le Coran. J’ai, à travers l’histoire, des gens qui sont des modèles dans différents domaines. Je pense autant à la pensée philosophique qu’à la poésie. Nietzsche, par exemple, même si je ne partage pas ses idées, ou Kant. À mes yeux, Kant est un sommet d’intelligence et de tentative d’intégrité. De tentative d’intégrité, parce que je pense en même temps qu’il y a des choses à redire. Nietzsche, pour cette espèce de fougue. La parole poétique d’un Rimbaud, sa rébellion. La maîtrise verbale d’un Baudelaire… Donc, vous voyez, ce sont des modèles qui évoluent dans différents domaines…
Voltaire ?
Oui, sauf que je ne m’en tiens pas à son côté contestataire et rebelle. Voltaire pour moi, c’est aussi celui qui a demandé la condamnation à mort de Rousseau pour lequel j’ai un sentiment de plus grande proximité. C’est vrai, je pense que je serais, humainement et affectivement, plus rousseauiste que voltairien. Voltaire a eu en outre des propos antisémites inqualifiables. J’ai une image plus complète de lui pour avoir passé beaucoup d’années de mes études en littérature française à étudier la pensée de Voltaire. J’ai lu pratiquement toute l’œuvre de Voltaire. Tout ce qui est paru en français, à l’exception de sa correspondance. Après lecture, je n’idéalise pas et je reste plutôt critique.
Un footballeur, vous qui rêviez de l’être ?
Pour l’esthétique et la maîtrise, c’est Pelé qui a habité mon enfance.
À vos yeux, il ne suffit pas de vouloir jeter des ponts entre les « civilisations » occidentales et islamiques, car « le problème se situe en amont ». Que voulez-vous dire par là ?
D’abord, je veux jeter des ponts entre les civilisations, mais je veux détruire les ponts à l’intérieur. C’est-à-dire que je veux construire un nouveau « Nous ». Entre vous et moi, il n’y a pas de ponts. Entre vous et moi, il y a des valeurs communes. Il y a un avenir commun. Tous ceux qui parlent de ponts à l’intérieur entretiennent donc la binarité du « Eux » contre « Nous ». À l’intérieur de nos sociétés, je ne suis pas un bâtisseur de ponts mais quelqu’un qui essaie de briser les murs, les barrières et les ponts qui nous séparent. En l’occurrence, il s’agit de la création d’un nouveau « Nous » et de la perception d’un meilleur dialogue avec autrui, avec les autres traditions. Et il m’apparaît qu’on peut avoir toutes les bonnes intentions du monde, toutes les bonnes volontés, finalement cela se passe beaucoup dans notre état d’esprit, dans ce qui nous habite… Vous ne pouvez pas vivre l’empathie intellectuelle, si vous ne savez pas ce que c’est que l’empathie, si vous n’avez pas une disposition intérieure. Et ça se travaille. C’est la raison pour laquelle j’insiste sur trois qualités fondamentales. Pour moi, la première, c’est l’humilité. L’humilité, c’est une disposition intellectuelle aussi. C’est la pudeur intellectuelle. Celle qui consiste à dire qu’il faut se prémunir contre l’arrogance, que nous ne possédons pas la vérité, mais que nous sommes en quête de cette dernière. La deuxième qualité, c’est la cohérence. Et la cohérence, c’est une belle épreuve de l’humilité, parce que nous pouvons avoir les plus belles valeurs, au bout du compte nous ne sommes jamais à la hauteur. La cohérence est donc la première attitude critique que l’on a quant à soi, et la critique quant à soi, c’est le doute quant à soi, et le doute quant à soi, c’est l’humilité quant à l’être. La troisième qualité, c’est le respect. Le respect vis-à-vis d’autrui, dans l’écoute de ce qu’il est, de ce qu’il a à dire de lui-même. Il ne faut pas aller puiser dans ses livres de référence et penser que l’on a suffisamment de vérités quant à lui pour pouvoir dire ce qu’il pense à sa place. Non, il s’agit d’une disposition à prêter l’oreille, à prêter l’intelligence, à construire l’univers en écoutant l’autre, en cherchant à comprendre. Telles sont les conditions en amont. Si vous pouvez développer cela dans l’intelligence et le cœur des êtres humains, alors vraiment on est dans l’ordre du dialogue. Le dialogue, ce n’est pas simplement une table et deux chaises. Ce sont des états d’esprit qui se rencontrent et je suis très sensible à ces dimensions. Aujourd’hui, quand je vais dans les communautés musulmanes, quand je suis dans les sociétés occidentales, quand je voyage dans le monde majoritairement musulman, je me rends bien compte que souvent nous sommes déficitaires en amont, et donc impossible d’être vraiment effectifs en aval.
Dans votre livre Mon intime conviction, vous expliquez l’évolution de votre pensée. Pouvez-vous nous en décrire les changements majeurs depuis le début de votre engagement en islamologie à la fin des années 1980 ?
J’ai évolué sur deux plans. Premièrement, dans la compréhension de mon environnement. J’ai évolué dans une meilleure compréhension du processus de sécularisation et de son institutionnalisation, soit par la laïcité stricto sensu en France, soit par un autre type de laïcité comme en Belgique ou encore comme en Grande-Bretagne, où vous avez une religion d’État avec la référence à la Reine. J’ai donc évolué dans la compréhension de ce cadre-là. Parce que je suis venu avec un héritage d’anciens colonisés. C’est-à-dire que mes parents sont venus de l’Égypte qui a été colonisée. Pour eux, la sécularisation et la laïcité, ce n’est pas la liberté ni la démocratie, c’est la dictature nassérienne. C’est donc un renversement. Ce sont les baasistes en Syrie. Là-dessus, j’ai donc énormément évolué par un travail de critique et de dialogue. Deuxièmement, sur le plan des thèses islamiques, du cadre de référence islamique, j’ai densifié ma compréhension, par exemple, du concept de réforme. Je suis un réformiste. Je viens de la tradition du Tajdîd, c’est-à-dire du renouveau de la pensée. Mais je me suis aperçu, chemin faisant, que je ne partageais pas la même notion du concept de réforme que d’autres réformateurs qui, eux, considéraient la réforme comme un processus d’adaptation alors que, pour moi, c’est un processus de transformation. Je suis donc passé de ce que l’on appelle le droit et la jurisprudence, le travail strictement légal, à la philosophie du droit et de la jurisprudence. Je me suis intéressé à cela parce que j’ai atteint des limites avec l’adaptation du droit. Je pense qu’aujourd’hui il faut, par induction, aller vers les finalités du droit, qu’il faut questionner le droit par les finalités et non pas oublier les finalités et ne chercher que l’adaptation du droit. Et ça, c’est un bouleversement dans mon esprit. Avec mon livre Islam, la réforme radicale, j’ai des retours d’étudiants et de gens qui sont des intellectuels et des savants qui disent (pour ceux qui comprennent ce que je suis en train de dire) : « Ah ! là on s’aperçoit qu’il y a effectivement quelque chose qui est une vraie réforme radicale, qu’il y a une radicalité dans la compréhension des objectifs et des finalités. » Et puis, je propose fondamentalement un nouveau cadre de référence sur l’éthique islamique appliquée. Et ça, c’est complètement nouveau. Je n’étais pas parti de là, pas du tout.
Avec le recul, comment jugez-vous votre participation au « débat » que vous avez eu avec Caroline Fourest sur le plateau de Ce soir ou jamais le 16 novembre dernier ?
J’ai été très déçu par ce débat. Frédéric Taddeï a laissé faire les choses parce qu’il lui était difficile d’orienter le débat. Nous nous étions mis d’accord pour une demi-heure sur notre contentieux ancien et une demi-heure sur les perspectives. Cela aurait été plus intéressant. Il se trouve que ça a été une foire d’empoigne et qu’il n’y a pas eu de vrai débat. À chaque fois que je répondais à une question, j’avais une interlocutrice qui déviait sur une autre. C’était donc une série d’attaques. En répondant à une question, il fallait qu’avant de terminer ma réponse, je fasse face à une autre question. En somme, c’était une stratégie d’évitement du débat. Le problème, c’est que certains qui, comme Caroline Fourest, se présentent comme laïcs et progressistes et ouverts, s’auto-présentent aussi, avec de tels qualificatifs, comme ceux qui seraient ouverts au débat en face de quelqu’un qui ne le serait pas. Or, on s’aperçoit très vite qu’ils n’échappent pas au dogmatisme intellectuel, à la binarité, et qu’ils empêchent tout débat. Je le dis aussi dans mon livre L’Autre en nous où je traite de la « philosophie du pluralisme » : le dogmatisme, la pensée dogmatique, ce n’est pas une pensée exclusiviste, c’est une pensée binaire qui affirme : « J’ai raison, donc vous avez tort ». Je me retrouve donc en face de personnes qui disent : si le progressisme et le progrès sont de notre côté, l’ouverture est de notre côté, en conséquence, c’est vous qui êtes fermé. À partir de là, tout ce que vous pourrez dire sera retenu contre vous comme une charge ou alors c’est parce que vous avez « un double discours ». Dans ces conditions, même si vous dites quelque chose qui paraît intéressant, ce n’est en fait pas ce que vous pensez. Que voulez-vous répondre à ces jugements d’intention ? C’est de cette façon qu’on avait déjà enfermé la présence juive dans les années trente et quarante : on disait qu’ils avaient toujours un double discours parce qu’ils avaient une double loyauté. Cette attitude revient aujourd’hui. C’est une des conjugaisons du racisme. C’est-à-dire qu’on ne parle plus à son interlocuteur et que l’on pense pour lui puisqu’on sait ce qu’il pense même s’il ne l’a jamais dit. On lui suppose tellement une essence négative que tout propos positif n’est présent que pour dissimuler et tromper quant à son essence négative.
Pourquoi, dans ces conditions et maintenant que nous connaissons l’accord de départ entre vous et Caroline Fourest, n’avez-vous pas interrompu ce « débat » à un moment donné ?
Je me suis retourné une fois vers Frédéric Taddeï, en lui disant : « Mais attendez, vous ne pouvez pas laisser faire ça ». Et puis, c’est vrai que c’est allé très vite… J’ai été déçu de ce faux débat. C’était pourtant une occasion de pouvoir mettre les choses à plat. Et puis finalement, je me suis retrouvé dans la position de celui qui avait à répondre à des attaques, sur la défensive. Par la suite, on m’a dit : « Tu n’aurais pas dû faire ce débat. Ce n’était pas une bonne chose ». Je crois pourtant qu’il fallait le faire une fois pour toutes. Cela étant, de tous les retours que j’ai eus, tout le monde a dit que même si c’était un non-débat, c’est Fourest qui y avait perdu beaucoup plus que moi. De fait, elle était très déçue du débat. C’est-à-dire qu’elle n’en a pas fait de publicité. Pourquoi ? Parce qu’à aucun moment, elle n’a pu montrer ou prouver le côté fondamentaliste de ma pensée. Le débat s’est réduit à une série d’attaques et à une espèce de jeu médiatique. Une mise en scène en quelque sorte. Certes, je n’ai pas gagné au sens de ce que j’aurais pu gagner en clarification de la pensée, ça c’est certain, mais je n’ai pas perdu au sens où, tout à coup, elle aurait eu un argument déterminant parce qu’en réalité il n’existe pas.
Nous allons profiter de l’absence de Caroline Fourest pour dialoguer un peu avec elle, à travers ses écrits. Elle semble vous avoir laissé une chance. Lui avez-vous aussi laissé une chance ?
Oui. Dès son premier ouvrage Tirs croisés sur les intégrismes juif, chrétien et musulman (un livre écrit avec Fiammetta Venner), je l’avais rencontrée sur le plateau de Campus de Guillaume Durand en 2003. Dans cette émission (on m’avait donné le livre), j’avais déjà relevé des erreurs. Je veux dire des erreurs de citations. Toutes étaient fausses. Et quand je le lui ai dit, elle m’a répondu : « Ah non, ce sont des coquilles ». Pourtant, ce n’étaient pas des coquilles, c’étaient bien des erreurs de citations. Elle renvoyait même à une introduction qui n’était pas de moi. En l’occurrence, j’avais donc affaire à quelqu’un qui était dans le style de l’attaque, mais pas du tout dans le style de la discussion sérieuse. Très vite, je me suis aperçu qu’il y avait quelque chose d’autre derrière. Et aujourd’hui, ce dont je m’aperçois dans le débat, c’est que, à trois reprises, elle n’est pas venue. La Suisse l’avait invitée, elle n’est pas venue. Arlette Chabot nous a invités. En vain. Une autre fois, elle avait un plan média. Le débat a encore été annulé. J’ai toujours été pour le dialogue. Et c’est à la suite de mon passage le 26 septembre 2009 dans On n’est pas couché de Laurent Ruquier, une émission qui était bien passée auprès des téléspectateurs, qu’elle s’est sentie en situation défensive. À tel point, qu’elle a voulu contre-attaquer. C’est donc elle qui a cherché la confrontation et j’ai répondu : « Il n’y a absolument aucun problème. Mais je la veux en direct et je la veux dans un cadre qui ne soit pas un cadre biaisé. » Ce fut donc celui du 16 novembre 2009 (Ce soir ou jamais). Il n’y a aucun de mes interlocuteurs à qui je n’ai pas laissé la chance du débat. Mais le problème, c’est que le double discours n’est pas de mon côté. Je veux dire que derrière tout ceci, Caroline Fourest n’est pas seule. Ce n’est pas un débat de personne à personne. Caroline Fourest fait partie d’une espèce de réseau international de gens qui, en fait, voient dans ma présence et dans notre présence un discours extrêmement dangereux. Non seulement sur la question de la laïcité, mais surtout sur la question israélienne. Paul Berman (l’ami de Bernard-Henri Lévy qui est aussi l’ami de Fourest) va par exemple publier un livre qui sort ce mois-ci. Il est la traduction de 60 % des thèses de Fourest qu’il reprend à son compte. Et, en fait, tout le filigrane là-derrière, c’est : « Tariq Ramadan fait partie des Frères musulmans qui voulaient la destruction de l’État d’Israël ». Alors qu’elle se présente comme pro-palestinienne, tout son discours, je veux dire pendant les opérations de Gaza (2008-2009), disait qu’Israël avait eu tort d’attaquer parce que cela donnait une légitimité au Hamas. Son discours ne s’intéresse pas aux innocents massacrés. Il se résume à une paranoïa envers ceux qui pourraient être des résistants. J’ai donc affaire à un discours qui ne dit pas son nom, à des attaques qui ne disent pas leurs noms. Le fait de mon interdiction d’entrée aux États-Unis ou de ce qui se passe aujourd’hui en France résulte essentiellement de l’action de gens qui ont une obsession : ils disent comprendre la souffrance palestinienne mais en fait sont obsessionnellement pro-israéliens. Et à partir d’un certain moment, il faut appeler un chat un chat, arrêter de tourner autour du pot. Mais je suis prêt à laisser encore sa chance à quiconque.
Dans son dernier livre Libre de dire qu’elle cosigne avec Taslima Nasreen, Caroline Fourest écrit qu’elle est toujours proche des persécutés. Vous retrouvez-vous sur ce point-là ?
Sur cette disposition, nous nous retrouvons presque complètement. Je suis aussi toujours du côté des persécutés, quelle que soit leur religion. Pour Caroline Fourest, il y a cependant une exception : les Palestiniens ou son obsession des « intégristes » dont on aurait le droit de tuer les femmes et les enfants. Le problème avec elle, c’est qu’il y a des soutiens sélectifs. De ce point de vue-là, ma position est extrêmement claire. Pour moi, le persécuté n’a ni idéologie ni religion. Il n’a que son statut de persécuté, de victime, et je suis toujours de son côté quel qu’il soit. Et si les persécuteurs sont musulmans, je suis doublement de son côté.
Partagez-vous la réflexion de Caroline Fourest selon laquelle il vaut mieux avoir une gauche au pouvoir, quitte à se battre contre l’intégrisme malgré elle, qu’une droite sécuritaire qui abandonne le social au profit des intégristes ?
On peut être d’accord sur l’idée d’une gauche qui va davantage s’occuper des opprimés. Mais le problème avec cette analyse, c’est que, tout à coup, on glisse dans la lecture par l’intégrisme, en disant : « Ils se nourrissent de la pauvreté ». Or, tout le monde sait bien aujourd’hui, tant dans tous les pays majoritairement musulmans qu’en Occident, que l’extrémisme violent ne naît pas dans la pauvreté. Ce sont des gens qui sont par exemple en Angleterre et aux États-Unis extrêmement éduqués et sophistiqués. Ce sont des intellectuels, des doctorants ou des docteurs. Et tout à coup, à nouveau, elle glisse de l’analyse strictement politique gauche-droite à des considérations confuses sur la religion et l’intégrisme. Ce dernier deviendrait l’élément qui décrédibiliserait la droite dans son projet social, mais qui ferait de l’islam toujours un potentiel danger. Caroline Fourest a un problème avec le religieux qu’elle cache derrière une critique de l’intégrisme : au fond, pour elle, la religion est toujours potentiellement dangereuse et donc les seuls musulmans qu’elle semble apprécier sont les « ex-musulmans » comme Ayan Hirshi Ali ou Taslima Nasreen qui sont athées.
Le féminisme islamique que vous défendez serait limité. Caroline Fourest lui préfère le féminisme universaliste porté par des musulmanes qui veulent continuer le mouvement, lancé par le Prophète, de l’amélioration du statut des femmes. N’est-ce pas là ce que vous dites aussi ?
Mais bien sûr, c’est ce que je dis. Le seul problème, c’est que non seulement je dis qu’il faut revenir aux sources mais, en disant cela, j’ajoute qu’il faut aussi accompagner le mouvement des traditions d’interprétation à travers l’histoire. Personne n’a dit autre chose dans le mouvement réformiste. Mais pour y arriver, il faut bien revenir à l’esprit des sources dont la dynamique et l’énergie sont créatrices sur le plan légal. Or, Caroline Fourest dit que le féminisme universel, c’est finalement le féminisme occidental rejoint par des femmes qui portent un nom arabe, mais qui vont totalement entrer dans ce cadre-là. Or, ça, ce n’est pas possible. L’Occident ne peut pas dicter les valeurs universelles qui seraient telles uniquement parce qu’elles viendraient de l’Occident éclairé. Et qu’au final, toutes les femmes rejoindraient ce mouvement universel. Non, comme je l’explique dans mon dernier livre L’Autre en nous, l’universel, c’est comme le sommet d’une montagne. Le sommet est unique, mais il y a plusieurs routes pour y arriver. Il y a une route qui vient de la tradition occidentale et il y a d’autres routes qui viennent des autres traditions. On peut se retrouver au sommet. La question est : « Quels sont les principes qu’on va défendre ? ». De plus, lorsque Caroline Fourest dit qu’on travaille uniquement sur l’excision, sur la violence domestique et sur le mariage forcé, c’est totalement réducteur. On est aussi en train de parler du droit au travail. On est en train de parler du même salaire pour la même compétence. De l’autonomie dans le couple également. Et finalement, de voir comment on peut réinterpréter les textes à la lumière de tout cela. Elle ne peut pas réduire simplement notre réflexion à quelques aménagements sur la culture d’origine. C’est beaucoup plus profond que ça. Même sur des questions comme celle du foulard que l’on a hypertrophiée : à mes yeux, il n’y a qu’une seule position qui soit tenable universellement au nom du féminisme. Si on ne veut pas porter le foulard, on ne le porte pas. Et si on veut le porter, on le porte. C’est une position de femmes féministes. Caroline Fourest ne partage pas cette position. Mais ce qu’on voit aujourd’hui, ce qui est étonnant, c’est que celles qu’elle appelle les « féministes universelles » ne sont pas d’accord entre elles. Il existe des féministes qui sont totalement du côté des femmes. Christine Delphy, par exemple, qui dit : « Mais non, ça c’est du dogmatisme, c’est du colonialisme féministe ». De fait, c’est le féminisme à la lumière d’un nouveau colonialisme intellectuel. Caroline Fourest veut nous faire croire qu’il n’y a qu’un seul universel qu’elle détiendrait. Dans ces conditions, l’amie de Simone de Beauvoir serait dans quel camp ? Elle serait contre le seul vrai sens de l’histoire que suivraient Fourest et compagnie ?
Vous êtes marié et vous avez quatre enfants. Votre épouse travaille-t-elle à l’extérieur ?
Oui, elle travaille. Elle a aussi repris des études. Elle a travaillé comme institutrice. Elle a été engagée socialement, dans le tissu associatif et professionnellement.
Comment mettez en pratique dans la vie de tous les jours les principes d’égalité homme/femme que vous préconisez — je veux dire au point de vue du partage des tâches ménagères ?
C’est vrai que de ce point de vue-là, j’essaye de faire de mon mieux dans le cadre de la vie que je mène. Certes, je voyage beaucoup, mais quand je suis dans la famille, j’essaye et j’ai toujours été de ceux qui participaient aux tâches, que ce soit dans la vaisselle ou dans le service des plats. Je suis très attaché à ce partage des services au sein de l’espace familial. Et dans tous les domaines.
La contextualisation du Coran occupe une place importante dans l’argumentaire de Caroline Fourest. La rejoignez-vous sur ce point ?
Nous sommes d’accord sur la contextualisation. C’est un terme que j’utilise en permanence. L’intelligence du texte et l’intelligence du contexte : la contextualisation. Je suis même d’accord avec le processus selon lequel la contextualisation de l’interprétation suppose la désacralisation de l’opinion, parce que l’opinion est humaine. Le texte est sacré, mais l’opinion est humaine. C’est un vrai processus de distinction. Ce que je revendique, c’est la tradition du renouveau et de la réforme de la pensée. De même, je ne suis pas opposé à la remise en cause d’un certain nombre de pratiques. Toute la question qui va concerner les savants est : « Quelles sont les limites ? » C’est-à-dire qu’est-ce qui est immuable dans le texte et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Mais tout ça, c’est un débat interne. Encore une fois, ce que je demande à mes interlocuteurs, à des personnes comme Caroline Fourest ou d’autres, c’est d’avoir non seulement la pertinence des questions, mais aussi le respect des réponses.
Sur la votation suisse interdisant les minarets, Caroline Fourest pense que « le but n’est pas de restaurer la laïcité, mais d’asseoir la domination visuelle du christianisme. » Partagez-vous sa prise de position ?
Sur le fond de l’argumentaire, nous sommes d’accord. C’est tout à fait ce qui en train de se passer dans l’Union démocratique du centre (UDC), le parti suisse. C’est cette idée que la Suisse est chrétienne. Et qu’il faut respecter cette idée. Mais ce n’est pas du tout une idée de la laïcité. Les Suisses s’en moquent. D’autant plus que, dans mon pays, la laïcité dépend du canton. Il y a deux cantons (Neuchâtel et Genève) qui sont laïcs, les autres ne le sont pas de la même façon. Donc, nous sommes bien d’accord sur le fond. Mais encore une fois, ce que je dirais par rapport à la première partie de son propos, c’est que la laïcité ne s’oppose absolument pas à la visibilité du fait religieux dans l’espace public. Il faudrait que Caroline Fourest soit cohérente avec la laïcité. Il ne faut pas qu’elle nous reconstruise une laïcité de la peur, mais plutôt une laïcité de la cohérence. La laïcité de la cohérence, c’est l’espace de neutralité, c’est l’acceptation de la diversité des signes. C’est une neutralité dans la diversité. Ce n’est pas une neutralité dans l’invisibilité ni dans la hauteur des minarets ou des clochers. Je pense que ça, ça ne veut rien dire.
Comment réagissez-vous aux menaces violentes dont Caroline Fourest a fait l’objet suite à la publication du livre (Frère Tariq) qu’elle vous a consacré ?
C’est la condamnation sans aucune hésitation. Totale. Absolue. Ce type de comportement est absolument indéfendable. Je n’étais pas au courant qu’elle avait été menacée. Mais encore une fois, j’ai de vrais problèmes par rapport à sa perception de l’univers ambiant. On m’a dit et répété qu’il y avait une véritable paranoïa dans son rapport à l’extériorité. Une espèce de rapport de victime : elle croit qu’elle a une mission supérieure et elle se sent attaquée de toutes parts. Je pense qu’elle entretient une espèce de rapport de peur qui lui fait croire qu’elle est systématiquement en situation de danger. Cela étant, fausses ou vraies, je condamne les menaces qui lui sont faites au moment où je salue sa capacité à se faire de la publicité et de l’argent sur mon dos.
Comment vous voyez-vous dans dix ans ?
Si je suis encore vivant, plus sage intellectuellement et plus vieux corporellement.
Qu’aimeriez-vous qu’on retienne de vous ?
Que j’ai essayé.
Cet article a été publié le Jeudi 13 mai 2010 dans LePan et est classé dans Interview Joker.