A propos de « Frère Tariq », de Caroline Fourest
Entre ignorance, mensonges et amateurisme journalistique, le livre encensé par Bernard Henri-Lévy est loin de « clore le débat »…
Ainsi donc, le débat serait clos. Car le livre « s’il est lu, devrait, en bonne logique, mettre un terme à une polémique que seules la confusion et l’ignorance ont pu entretenir aussi longtemps ». Bernard-Henri Lévy, dans une tribune du Point du 28 octobre 2004, salue l’ouvrage de Caroline Fourest, Frère Tariq, sur Tariq Ramadan. Que Bernard-Henri Lévy, auteur de chez Grasset, qui prospère grâce à son réseau de connivences, salue sur une pleine page une auteure de chez Grasset n’étonnera que ceux qui ont encore quelques illusions sur le « grand intellectuel ». En tous les cas, une chose est sûre, BHL n’a pas lu le livre dont il parle, car s’il l’avait lu de manière approfondie, comme le nécessite un commentaire si élogieux, il aurait pu voir que cet ouvrage est un résumé d’amateurisme journalistique et de mensonges ordinaires, que ne relie qu’un ingrédient, la haine, la haine des Autres, une haine au moins que Caroline Fourest partage avec BHL.
Il faudrait un long travail, fastidieux, pour recenser les mensonges et les approximations du livre de Fourest. Sous une forme souple de chroniques (numérotées), au fil de la plume, nous tenterons de donner un aperçu de la « bonne foi » de l’auteure.
CHRONIQUE 1
Mensonge ordinaire
Comment le terme islamophobie a été introduit en France ? Dans son livre, Fourest revient dans un long développement sur la transmission du terme « islamophobie » (pages 354 et suivantes) : « Début 1997, Gordon Conway fait paraître le rapport dans lequel l’association préconise 60 moyens de lutter contre l’islamophobie. Il est vivement critiqué, dès sa sortie, et par les journalistes progressistes et par les musulmans progressistes. En France, il est passé inaperçu sauf dans les pages du Monde diplomatique, où il est salué par Tariq Ramadan. Grâce à lui, ce mot vient de traverser la Manche et va rapidement gagner les cercles islamistes aussi bien que les cercles progressistes. »(p. 356). Cette accusation avait déjà été formulée par Fourest et Vienner dans Tirs croisés. On avait déjà démontré qu’elle était mensongère, rien n’y fait. Alors, précisons encore une fois : c’est Soheib Bencheikh, « mufti de Marseille » et porte-parole de l’islam « modéré » qui a popularisé ce concept en France dès 1997 (lire, par exemple, sa déclaration, au Monde diplomatique, juillet 1997) ; il y consacre même un chapitre de son livre Marianne et le Prophète. Selon la base du Monde, le terme n’a été utilisé que deux fois par le quotidien entre 1987 et le 11-Septembre : la première fois en 1994 par Emile Mallet, directeur de la revue Passages, peu soupçonnable d’être un agent de l’intégrisme ; la seconde fois dans un compte-rendu d’un colloque à Stockholm, en février 2001 (lire Alain Gresh, L’Islam, la République et le monde, Fayard, pages 41 et 42)
Caroline Fourest ne l’ignore évidemment pas, puisque cette critique avait déjà été faite à son précédent livre. Mais, évidemment, le reconnaître reviendrait à « diminuer » le rôle de Ramadan, ce qui est contraire à son objectif, mais conforme à la vérité. Mais Fourest s’intéresse-t-elle à la vérité ?
Amateurisme journalistique
La règle première de tout travail d’investigation est de « recouper » les informations, d’entendre les différents points de vue. Intronisée par son éditeur de « spécialiste de l’intégrisme » – ce qui ne veut rien dire mais ne mange pas de pain et donne une aura de « sérieux » -, Fourest est au-dessus de ces considérations. Un seul son de cloche lui suffit, surtout s’il conforte ses a priori. Elle revient ainsi longuement sur l’histoire de la Commission « islam et laïcité » et sa « liquidation » par la Ligue de l’enseignement. A l’époque, en 2000, Jacqueline Costa-Lascoux, présidente de la Ligue de l’enseignement, décide d’en finir avec cette commission, qui serait trop influencée par Tariq Ramadan. Fourest mène un entretien avec Jacqueline Costa-Lascoux qui lui donne son interprétation. Mais la « spécialiste de l’intégrisme » a-t-elle essayé de joindre les autres protagonistes de la commission ? Ceux de la Ligue de l’enseignement qui ne partageaient pas le point de vue de la présidente ? Non. Ceux qui, à la Ligue, ont été les piliers de la commission sont qualifiés de marxistes et de mystiques ; les autres protagonistes aussi. Le sous-chapitre se termine par cette déclaration de Costa-Lascoux à Tubiana, président de la Ligue des droits de l’homme (qui a accepté de reprendre le parrainage de la commission avec Le Monde diplomatique) : « OK. On te refile la patate chaude, mais je te préviens, il (sic ! la patate ? Ramadan ?) coûte plus cher qu’une danseuse. » et Fourest ajoute : « Ce n’est pas un problème. Alain Gresh, au nom du Monde diplomatique, s’engage à parrainer la commission. » Une « danseuse » ? De l’argent dilapidé ? Cela aurait mérité une enquête.
Mais Caroline Fourest n’a pas besoin de vérifier. Si elle l’avait fait, elle aurait su que la commission « islam et laïcité » fonctionne avec un budget minimum et sur du travail militant (voici une tâche pour une journaliste d’investigation : trouver le montant du budget).
CHRONIQUE 2
Nous avons écrit, lors de notre précédente chronique, que le travail de Caroline Fourest était un mélange d’amateurisme journalistique et de mensonges ordinaires, que relie l’ingrédient de la haine. Nous avions oublié de souligner un autre aspect, l’ignorance pure et simple de cette « spécialiste de l’intégrisme ».
Ignorance
Caroline Fourest explique ainsi que Saïd Ramadan, le père de Tariq et l’un des dirigeants des Frères musulmans, s’est réfugié en Arabie saoudite. En 1962, selon elle, il supervise la création de la Ligue islamique mondiale. Celle-ci est encouragée que les Etats-Unis comptent sur l’Arabie saoudite « pour combattre le Pacte de Bagdad conclu entre Nasser et les Soviétiques » (p. 73).
Que d’âneries ! Le pacte de Bagdad est un pacte suscité par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis contre l’Union soviétique en 1955. Le roi d’Irak en est une des chevilles ouvrières. Mais il est renversé en… 1958 et le pacte perd alors l’essentiel de sa substance.
D’autre part, elle affirme la parenté entre l’idéologie des Frères et celle de l’Arabie saoudite. Si l’Arabie saoudite a accueilli à bras ouverts, dans les années 1950, les Frères musulmans en exil, c’était bien sûr pour lutter contre le communisme et le nationalisme arabe. Mais c’était surtout parce que l’idéologie du royaume, le wahhabisme, était bien incapable de le faire : c’était une doctrine de « soumission » au souverain, une doctrine apolitique. La hiérarchie wahhabite était bien incapable de répondre aux arguments de Nasser et à la contestation, elle avait besoin des Frères pour cela. La fusion entre le wahhabisme et l’idéologie développée par les Frères allait donner naissance à une pensée beaucoup plus radicale, qui marquera les années 1970 et suivantes. Mais on ne peut demander à Caroline Fourest de distinguer ces « subtilités ».
Mensonge et amateurisme
De longues pages concernent le procès intenté par Tariq Ramadan contre Lyon Mag et Antoine Sfeir. Elle y note le rôle d’Alain Gresh, aux côtés de Tariq Ramadan dans cette affaire. Mais elle n’a pris ses informations qu’à Lyon Mag et chez Antoine Sfeir, donnant leur version, mais ne cherchant ni à contacter l’avocat de Ramadan, ni Ramadan lui-même, ni Alain Gresh. Comme ce parti pris ne suffit pas, elle déforme le texte du jugement, qui condamne Lyon Mag mais « blanchit » Sfeir, qui, selon elle, « est reconnu comme ayant tenu des propos conformes à une certaine vérité. Le verdict est très dur pour Ramadan. Dans son jugement du 22 mai 2003, la cour d’appel de Lyon estime que les discours de prédicateurs comme Tariq Ramadan “peuvent exercer une influence sur les jeunes islamistes et constituer un facteur incitatif pouvant les conduire à rejoindre les partisans d’actions violentes“. » (p. 419).
Or le jugement ne dit pas du tout cela, mais simplement « qu’il ressort seulement des propos d’Antoine Sfeir que les discours de la partie civile [c’est-à-dire Tariq Ramadan] peuvent exercer une influence sur les jeunes islamistes et constituer un facteur incitatif pouvant les conduire à rejoindre les partisans d’actions violentes » En ayant coupé la première partie de la phrase, elle attribue au tribunal ce qui est une simple citation de Sfeir.
En revanche, sur le fond. l’arrêt du 22 mai 2003 dit textuellement ceci : « Attendu que laisser entendre que, par ses discours Tariq Ramdan peut porter une responsabilité, peut-être morale, en faisant naître dans certains esprits une vocation terroriste ou en confortant d’autres dans leur résolution à suivre une telle ligne de conduite, correspond à l’expression naturelle et admissible dans une démocratie, d’une critique des prises de positions publiques de la partie civile sur des sujets et des faits de société ».
Ainsi la cour dit simplement que le propos de Sfeir entre dans le cadre d’une critique légitime, mais n’avalise nullement ces propos.. Qu’importe la vérité à Caroline Fourest.
Alain Gérard