Une culture islamique européenne
Les propos et les avis les plus contradictoires sont diffusés parmi les communautés musulmanes d’Orient et d’Occident. Qu’en est-il de l’art et l’islam ? Peut-on simplement parler d’art ? La musique était-elle permise ? Et le cinéma ? Et la photographie ? Et le dessin ? Entre les deux extrêmes du « tout interdit » et du « tout permis », les musulmanes et les musulmans se perdent dans un flou très peu artistique… c’est le moins que l’on puisse dire.
Cette question est pourtant majeure et elle est au cœur de notre questionnement de musulmans vivant en Occident ; dans des sociétés autant portées à la consommation, à la culture populaire et au divertissement, comment penser et vivre nos références sur le plan artistique, esthétique et plus largement culturel ? La culture islamique est-elle, par nature, orientale ? Faut-il avoir les goûts de là-bas pour demeurer fidèle ici ? Que faire ? Que proposer ? Alors que la première langue des adolescents d’Occident est aujourd’hui la musique…
– Permis ou Interdit ?
Parmi les communautés musulmanes d’Europe, on trouve les opinions les plus tranchées et les plus définitives. Les uns, s’appuyant sur certains versets ou ahadith, sur la spécificité des opinions de savants reconnus tels que Ibn al-Qayyim al-Jawziyya en matière de musique ou de an-Nawawî en matière de dessin, ou encore sur les avis juridiques de grands et très respectables savants contemporains tels que Ibn Bâz ou al-Albânî (sur l’un ou l’autre des domaines) en ont conclu que la musique, la photographie ou le dessin étaient illicites. Les autres, en interprètent différemment les versets et les ahadith (ou en se référant à d’autres textes authentiques), en s’appuyant sur d’autres savants reconnus tels que Ibn Hazm, al-Ghazâlî ou Ibn Taymiyya, ou encore en citant les prises de position d’autres très respectés ulémas contemporains comme par exemple M. al-Ghazâlî ou al-Qârdâwî, concluent que les expressions artistiques susmentionnées sont licites dès lors que l’on respecte un certain nombre de conditions. On peut synthétiser ces dernières comme suit :
L’intention et le contenu de l’expression artistique (musique, chant, photographie, cinéma ou dessin) doivent rester en accord avec l’éthique islamique et ne pas entraîner d’attitude qui y serait contraire ;
Il appartient à chacun, à l’artiste comme aux amateurs d’art, d’évaluer leur intention et de mesurer en conscience le sens, l’impact et la place que prend l’art en question dans leur vie afin d’éviter toute exagération qui les mènerait à négliger leurs obligations devant Dieu et devant les hommes.
On perçoit aisément que la nature même de ces deux conditions exige une évaluation au car par cas.
A côté de ces deux positions de principes, il existe bien sûr des positions plus élaborées, plus précises, plus spécifiques et bien sûr nuancées. La place nous manque ici pour entrer dans des explications exhaustives, mais par le seul énoncé de ces deux positions juridiques, on comprend qu’il n’existe pas une seule opinion islamique en la matière et que les débats ont traversé l’histoire du fiqh islamique. On peut faire le choix de continuer à se disputer à coup de citations de versets, de ahadith ou de propos tenus par tel ou tel savant considéré comme plus compétent que tel autre… Le plus sage est pourtant de reconnaître la pluralité légitime des avis et de faire son choix en connaissance de cause, et en conscience. Ceux qui s’interdiront la musique, le cinéma ou le chant seront respectés ; ceux qui feront le choix de s’y engager en ne négligeant jamais les deux conditions fondamentales devront également trouver la reconnaissance de leur communauté. Les premiers ne sont pas plus croyants et les seconds moins pratiquants ; les seconds ne sont pas plus « ouverts » et les premiers plus « extrémistes ». Les deux avis sont islamiquement reconnus et cela imposent à chacun le respect silencieux du choix de sa sœur ou de son frère tant que celle-ci ou celui-ci ne cherche pas à imposer son choix à autrui avec la certitude et la prétention que le sien seul est le bon, le seul « islamique ». Alors, il faut rappeler, et se rappeler, que la diversité des opinions juridiques existe en islam et que la vraie fraternité se mesurent à la digne acceptation de ces différences et non dans l’imposition d’une uniformisation qui n’a jamais existé… même parmi les compagnons du Prophète (BSL).
– Culture et société
D’aucuns, quand ils parlent de « culture islamique », se sentent immédiatement transportés en Orient, sous le soleil, près des sables. L’architecture des mosquées, les divers types de calligraphies, les sons particuliers de la musique arabe ou asiatique, la langue originelle des textes… l’islam est là, en sa source, en sa lumière.
Pourtant, la simple analyse bat en brèche l’apparente légitimité de ces impressions esthétiques. L’islam est une foi, une spiritualité et un chemin jalonné par des repères qui disent la limite et rappellent la direction. Il est un dans la conception du monde, les principes de vie et les valeurs qu’il enfante, mais il intègre les coutumes (‘urf) et les habitudes des sociétés où il s’implante. L’islam est un, sans l’ombre d’un doute, mais il fait sienne la pluralité des vêtements culturels et la diversité des goûts nationaux tant que ceux-ci ne s’opposent pas à un principe de la foi et de la pratique. C’est dire que les musulmans vivant dans les sociétés européennes, tout en respectant les principes de leur religion, développent de plus en plus une manière d’être, un goût, voire un humour qui n’a plus grand chose à voir avec ceux de la lointaine origine de leurs parents, grands-parents ou arrière-grands-parents. Déjà les musulmanes et les musulmans nés en Occident sentent, ressentent, réagissent, s’expriment, disent et se disent différemment… d’autres choses, les font sourire, d’autres choses les font rire. D’autres horizons les attirent, d’autres langues leur parlent. Ils sont de la même religion, ils vivent dans une autre culture. Toute personne soucieuse de l’avenir des musulmans en Europe doit tenir compte de cette donnée fondamentale et se préoccuper de répondre aux nécessaires défis qu’elle implique : ils ont reçu la révélation et les principes, ils ont la responsabilité de penser le vêtement culturel de ces derniers pour la société où ils vivent.
– Trois défis
La production culturelle occidentale est imposante et souvent envahissante. Difficile de se retrouver dans ce flot continu de nouveautés : les films, les chansons, la musique, les arts en général vivent au rythme de la productivité et du rendement. Hormis les amateurs d’une expression artistique destinées à une certaine élite, le reste de la population est le plus souvent soumis aux diktats du marché : « c’est bon… tant que ça rapporte ». Finalement, tout parait bon de la violence, de la sexualité, de l’argent puisqu’en réveillant les démons qui sommeillent en l’homme, cela rapporte… effectivement. Derrière l’écran de la « culture populaire » ou de la « libre expression » se cache souvent la réalité de la seule « culture du profit et de l’argent ». On a beau jeu de parler d’art… et d’artistes.
Nous serions injustes cependant en réduisant la production artistique et culturelle européenne à la réalité de ses seuls excès. Tant et tant d’œuvres littéraires, de peintures, de films, de musiques participent de ce patrimoine de l’humanité qui se respecte et qui cherche à vivre dans la dignité, la paix et l’harmonie. Tant d’artistes ont dit et disent encore Dieu, l’humain, le cœur, la spiritualité, la blessure, le don et la méditation. Ces femmes, ces hommes, ces artistes sont autant de lumières et de signes qui rappellent et orientent notre conscience et vivifient notre foi.
Entre ces deux réalités, trois défis majeurs attendent les musulmanes et les musulmans d’Occident :
Difficile, ô combien, de faire face aux défis. Ils sont incontournables pourtant, sauf à nous noyer dans la tourmente d’une sous-culture sans âme ni valeurs ou à vivre en constant décalage avec notre environnement, regrettant les temps anciens tout en observant nos enfants s’éloigner ou se perdre parce que nous n’avons pas su, ou pas cherché, à parler leur langue. La culture islamique européenne est en train de naître et nous en voyons partout les signes précurseurs. Les initiatives en ce sens se multiplient mais il convient de demeurer vigilants pour ne pas tomber dans l’excès contraire qui consiste à tout accepter parce que l’on à saupoudré les productions artistiques de quelques résonances ou mots islamiques. Le défi dont nous parlons est bien plus exigeant et plus profond, il s’agit de penser et de donner vie à une culture et un art islamiques européens aux racines solides et fortes, offrant sève et nourriture à un imaginaire noble, digne et humain. Un verbe du signe et du beau, une musique de l’harmonie et de la sensibilité, un chant de la vie et de l’élévation, une peinture de la lumière et de la paix… Une culture, des arts, nés à la source de notre cœur, au cœur de l’Occident, et qui soient un souffle, un pont à la rencontre du Très-Rapproché et qui nous enseignent à mieux vivre, à mieux nous aimer, à mieux nous reposer. Dans l’écho d’une parole, dans le reflet d’un tableau, dans la profondeur d’une mélodie.