Extrait du discours de l’Archevêque de Canterbury, Dr Rowan Williams, au Centre Politique européen à Bruxelles le 08 novembre 2005 :
« …En réalité, l’Islam a déjà connu une histoire en dehors de ses cultures historiques majoritaires. Cette religion a fait l’expérience de se trouver une place dans d’autres endroits. Le célèbre principe islamique selon lequel il n’y a pas de contrainte en religion signifie que l’Islam ne tend pas absolument et d’un point de vue théologique à une imposition de la loi musulmane, pas même dans des contextes majoritairement musulmans – c’est ainsi que le voient certains. Le travail sur l’identité des musulmans d’Occident fait par des penseurs musulmans tel que Tariq Ramadan met clairement en évidence certains principes qui permettent de comprendre l’identité musulmane en dehors d’un Etat majoritairement musulman. Sur base du principe selon lequel les habitudes culturelles deviennent islamiques à condition de ne pas être en contradiction avec les préceptes de l’Islam, il est possible pour un musulman de considérer son identité culturelle comme une partie intégrante de son identité musulmane. Selon Tariq Ramadan (« Les musulmans d’Occident et l’avenir de l’Europe », p.53), il n’existe pas une seule « patrie » pour les musulmans : ils peuvent se sentir chez eux dans tout environnement politique ou géographique et ils doivent éviter de « se ghettoïser » et de devenir « spectateurs dans une société où ils sont marginalisés » (p.55). Ils doivent débattre et participer dans la sphère publique. Néanmoins, l’acceptation d’un tel argumentaire est sans aucun doute une avancée comme le reconnaît Tariq Ramadan – une reconnaissance nécessaire des différences entre les problèmes primaires et les problèmes secondaires de la vie sociale, une fidélité aux principes profondément ancrés dans la pensée musulmane classique concernant l’ijtihad ou effort d’interprétation (p.43-48). Dans des conditions modernes, ce travail d’interprétation n’est pas simplement nécessaire dans le contexte de la jurisprudence au sein de la société musulmane mais il est nécessaire dans un environnement irréversiblement pluriel et complexe (p.66-67). Tariq Ramadan ajoute même – à la grande surprise du lecteur occidental – que la distinction que les musulmans font entre l’autorité religieuse et l’autorité sociale, entre ce qui est prescrit pour le bien de l’âme et ce qui l’est pour la stabilité d’un environnement externe est exactement la même distinction que les chrétiens font entre l’Eglise et l’Etat. A la différence que le monde islamique n’est jamais allé suffisamment loin pour ratifier la séparation institutionnelle absolue qu’a connu le monde chrétien (p.145).
J’ai consacré du temps à l’argumentaire de Tariq Ramadan sur l’identité musulmane en Occident en partie en raison de son intérêt intrinsèque mais aussi pour soutenir le principal argument de cet article selon lequel l’Europe a intégré dans la carte culturelle du monde une façon particulière de débattre, une reconnaissance particulière de la diversité qui comporte également une certaine reconnaissance des limites de l’autorité étatique. En refusant à l’Etat une liberté incontestable de réorganiser les conditions de la vie sociale, en laissant place à des débats qui demandent des explications à l’Etat au nom d’une loi supérieure, cette tradition politique et philosophique suppose que le monde politique sera toujours un monde dans lequel la médiation et l’écoute mutuelle seront normales et dans lequel la loi est un outil pour une telle médiation. Lorsque l’Etat n’est pas une unité essentiellement religieuse et lorsque la communauté religieuse ne cherche pas à être un pouvoir exécutif universel, la diversité est inévitable. Néanmoins, cela n’implique pas nécessairement un relativisme ou ce qui est parfois appelé le pluralisme « du consommateur » (mise à disposition d’un éventail de choix de vie). Si les communautés religieuses sont reconnues comme des acteurs du débat public, elles seront probablement prêtes à un certain degré pour un engagement créatif entre elles ainsi qu’avec la voix laïque de l’administration afin de trouver une solution qui peut se revendiquer être juste en raison d’une série d’intérêts communs. Nous comprenons mal notre situation, si l’on imagine alors que l’actuel problème du monde est une opposition binaire organisée entre une culture religieuse totalisante (l’Islam) et un monde unique « illuminé » ou « démocratique » de la neutralité rationnelle. La réalité est bien plus intéressante – et elle est intéressante précisément en raison des racines théologiques de la modernité. Un penseur musulman tel que T. Ramadan nous aide à voir qu’alors que ce fut le Christianisme, pour une multitude de raisons internes, qui a cristallisé dans ses formes les plus extrêmes l’idée du caractère relatif et laïc de l’Etat, l’Islam reconnaît la même tension entre les différentes identités humaines et les aspects de la vertu humaine et sous-entend la même liberté de critique contre des systèmes politiques spécifiques. Néanmoins, les deux religions s’accordent de la même manière sur le fait que la loyauté envers ces systèmes n’est pas en contradiction avec la fidélité à la foi ; l’engagement envers la légitimité des processus de débat dans une société et l’acceptation du résultat d’une négociation en bon ordre est présupposée par l’éthique politique des deux traditions. Sans cela, nous devrions simplement revenir à l’éthique du ghetto dont T. Ramadan souhaite cherche à libérer ses coreligionnaires.
Cependant, on ne peut quitter ce sujet sans revisiter les dangers d’une laïcité qui oublie également l’histoire. Le genre politique qui cherche à garder les communautés religieuses dans la sphère privée en insistant sur le fait que la religion est toujours et avant tout un choix individuel uniquement lié au supposé bien-être de cet individu et aux personnes privées du même avis, risque, comme je l’ai dit plus haut, de devenir lui-même une pseudo religion, un système qui ne peut pas être remis en question. Une politique européenne mature prendra une autre direction, cherchant un partenariat efficace avec les communautés qui composent l’état, y compris les organismes religieuses. Elle tentera d’éviter de créer des ghettos. Elle mettra en valeur et reconnaîtra toutes ces sources d’identités saines et ces formations politiques (au sens large) qui gravitent autour.
Peut-être s’agit-il là d’une participation centrale de la tradition chrétienne à une identité européenne future. Elle remet en question le raz-de-marée sociopolitique mondial – un pluralisme du consommateur combiné avec la dure promotion occidentale d’un individualisme sans limites, déguisé en démocratie libérale. Elle affirme l’importance des communautés locales ainsi que leur rôle dans la vie publique. Elle est capable d’accueillir en son sein l’étranger, y compris l’étranger musulman, comme un partenaire dans la construction d’un libéralisme convenable, celui du débat continu entre le bien commun et le pouvoir juste. Lorsque sa propre visibilité est permise, les autres communautés et fois peuvent être visibles. En préservant un espace pour que le débat public moral soit possible et légitime, le risque d’un conflit social ouvert est réduit parce que l’on ne se contente pas de reléguer le moral et le spirituel à une sphère privée où ils peuvent dévier vers le fanatisme et l’exclusion. Pour que l’Europe fasse honneur à son héritage chrétien dans ce sens, elle doit justement reconnaître cet héritage et la possibilité d’un véritable pluralisme constructif. Et pour que l’Eglise offre cela à l’Europe (et de l’Europe vers de plus larges horizons), elle ne doit pas remplacer sa théologie par un vague ensemble de remèdes sur la démocratie et la tolérance mais elle doit affirmer face aux souverainetés mondiales sa fidélité à la tradition de liberté chrétienne. »
Discours dans sa totalité sur le site Archbishop of Canterbury ou European Policy Centre