Entretien paru dans la Gazette du Maroc après la révocation du visa américain

La Gazette du Maroc : professeur Tariq Ramadan, pouvez-vous d’abord revenir sur cette affaire du visa et des derniers développements ?

Tariq Ramadan : Ecoutez, nous sommes toujours dans la même situation. J’ai obtenu le visa après deux mois d’enquête qui m’ont clairement lavé de tout soupçon. J’ai reçu ensuite reçu l’ information que le visa a été révoqué (9 jours avant de m’envoler aux USA) sans autre explication que le fait que je pouvais déposer une nouvelle demande de visa. A l’heure qu’il est le Homeland Security Department (Département de la sécurité intérieur) dit qu’il a uniquement donné un avis. Le State Department (Département d’Etat), quant à lui, semble affirmer avoir reçu un ordre. Nous sommes dans une situation confuse et rien n’est clair. Les messages que nous recevons sont même parfois contradictoires donc nous attendons des clarifications de la part de l’administration.

Donc vous n’avez reçu aucune justification ?

Jusqu’à ce jour (vendredi 27 août à 16h30) aucune justification précise si ce n’est qu’il y a des « informations » que l’on ne peut pas nous donner.

Nous avons pris contact le jeudi soir avec le service de presse du Département. On nous a informé que le département de la sécurité intérieure a invalidé votre visa en appliquant l’ « Immigration and nationality Act » dans son article 212-a3.

Oui, nous avons entendu cela et le fait que l’administration avait agi sous dans les latitudes du Patriot Act. Reste que cette législation d’exception était déjà en application lorsque j’ai reçu le visa en mai. Il n’y a rien de nouveau et la question demeure : pourquoi avoir révoqué mon visa ? En clair, l’Université de Notre Dame demande des clarifications : pendant deux mois, le dossier a été étudié puis le visa dûment octroyé, donc nous aimerions connaître quel est ce nouvel élément ou ces éléments sur lesquels vous vous êtes basés pour le révoquer. Redemander un nouveau visa, comme certains nous l’ont proposé, sans savoir pourquoi celui que je possède actuellement a été révoqué est un peu illogique.

Lorsque nous avons insisté auprès de l’attachée de presse du département d’Etat pour en savoir plus, elle nous a répondu que c’est sous le sceau de la confidentialité.

Sous le sceau de la confidentialité, j’entends bien, mais il existe en Suisse une famille qui se trouve pratiquement à la rue, que l’on a un peu maltraitée et à qui on n’ explique pas pourquoi cette décision a été prise. C’est ici la réalité humaine et très concrète des choses. Encore une fois, si on a quelque chose à me reprocher et qui soit grave au point de m’empêcher de rentrer dans le pays, neuf jour avant de prendre l’avion, ne doit-on pas pouvoir le savoir.

Le grand professeur américain et spécialiste de l’Islam, John Esposito de l’université Georgetown cité par le quotidien français Le Monde « soupçonne que la décision d’exclure Ramadan pourrait avoir été influencée par des organisations juives qui ont mené une campagne contre les universitaires dont les positions sur l’Islam et le Proche-Orient sont en opposition avec les leurs ». Par ailleurs, certains analystes avancent que vous payez là, la controverse que vous avez avec des intellectuels juifs français, comme Bernard Levy. Peut-on déduire que la motivation de la révocation de votre visa a pour origine le lobby juif français ?

Je m’en tiens aux faits : aujourd’hui nous ne savons pas exactement qui et pourquoi cette décision a été prise. Le journal américain, Chicago Tribune, a avancé, dans son édition du 25 août, qu’il y avait certainement eu des pressions politiques. Plusieurs professeurs disent, dans cette article, reconnaître l’influence des milieux pro-Israéliens. Dans son édition du 26 août, le correspondant à New York du quotidien Le Temps, écrit que je suis victime de cette chasse aux sorcières effectuée par ces milieux contre les professeurs et les intellectuels qui auraient des positions trop pro palestiniennes. Dans son édition de ce matin, le New York Sun publie un article de Daniel Pipes qui m’attaque et explique pourquoi je ne dois pas rentrer aux Etats-Unis. C’est troublant et c’est Daniel Pipes lui-même qui affirme que des organisations françaises ont fait pression sur le gouvernement américain. Ce que je constate concrètement, à la lecture des critiques de Pipes, c’est que ces dernières sont la copie conforme de tout ce que j’ai entendu en France ces dernières années. Les sources auxquelles il renvoie ses lecteurs, sont presque exclusivement des articles de presse français utilisés dans le même sens que mes contradicteurs en France.

Qui c’est ce Daniel Pipes ?

C’est un homme connu aux Etats-Unis pour ses positions ultra-sioniste et, surtout, des propos très acerbes et excessifs vis-à-vis des musulmans. Notez, au passage, qu’il avait écrit il y a quelques années une critique très favorable quant au caractère très « progressiste » mon livre Etre musulman européen. Il a une certaine influence. Il est responsable d’un sire, Middle East Forum, qui est est un site propagandiste exactement de même nature que celui d’Elisabeth Schemla : Proche-Orient.info. Sur un autre de ses sites, Campus Watch, il dresse des listes d’ intellectuels et de professeurs d’université qui, à son sens, sont justement trop critiques à l’endroit d’Israël et trop pro palestiniens. C’est ce que dit, comme vous l’avez souligné, le Professeur John Esposito.

Après la chasse aux sorcières aux Etats-Unis connue sous l’appellation du Mac Carthysme et au lendemain des attentats terroristes de 2001, l’on assiste à une vague d’islamophobie, au délit ? ? et de « foi ». Etre musulman aujourd’hui signifie terroriste potentiel jusqu’à preuve d’innocence. Qu’en pensez-vous ?
L’université Notre Dame, par la voix de Scott Appelby, Directeur du Kroc Institute for International Peace Study, a dit de s’en prendre à un intellectuel sans apporter de preuves « rappelait les périodes les plus noires de l’histoire américaine ». Il se référait aussi au Mac Carthysme. Mais il faut noter que les réactions contre cette décision sont très importantes et très très larges : des associations de défense des droits humains et civils, l’association nationale des Professseurs d’Université, des organisations musulmanes, juives et chrétiennes expriment tous les jours leur opposition à cette décision. Ils sont très nombreux aujourd’hui à ressentir qu’il faut absolument protéger les droits aux Etats-Unis sous peine de décision arbitraires et graves.

Qu’en est des organisations de défense des droits de l’homme, notamment Amnesty International et Human rights Watch ?
Elles ont été saisies très rapidement et d’autres organisations comme l’ association arabo-américaine de lutte contre la discrimination qui est très respectée aux Etats-Unis et qui a, à sa tête, une femme très active, membre du Congrès américain pendant plus de quinze ans. Ces organisations se sont mobilisées avec un soutien total. Il y a également le soutien des intellectuels parce qu’ils voient dans l’affaire, au-delà de ma personne, la nécessaire défense de la liberté académique. Il y a le soutien d’associations musulmanes et j’ai reçu ce matin une lettre ouverte de soutien très touchante de l’association des étudiants juifs du département de droit de l’université Notre Dame et qui dit qu’il faut que le gouvernement américain revoir sa décision.

Qu’en est-il du soutien des intellectuels et universitaires arabes ?
Pour l’instant, il y a le soutien d’un certain nombre d’intellectuels basés aux Etats-Unis. Dans le monde arabo-musulman, je n’ai pas vu encore d’interventions qui soient significatives.

Sur le plan juridique, quelle est la position de l’université Notre Dame et comptez-vous porter plainte contre le Département d’Etat ?
La position de l’Université est exemplaire. Il faut que tous les musulmans et le commun des gens entendent et comprennent cela. Il est en fait extraordinaire de voir une université soutenir ainsi un de ses professeurs. Si vous allez sur le site du Kroc Institute vous pouvez lire un message sans ambiguïté de son directeur. C’est exemplaire et il faut que les musulmans de par le monde observe ce comportement digne et juste avec respect et considération. L’université a confirmé mon engagement et mon poste comme professeur à l’université. Mon cours est maintenu bien sûr et c’est à ce jour un collègue qui le donne dans l’attente de mon arrivée. Cette attitude est exemplaire et je ne l’oublierai jamais, quoi qu’il advienne : le résultat de cette affaire ne me fera pas oublier les qualités des gens que j’ai rencontré à l’Université Notre Dame. Je dois d’ailleurs vous dire que c’est pour cette raison que j’ai finalement accepté d’aller travailler là-bas. Dès ma première visite, quelque chose est passé : j’ai sentis de la foi, des principes et une volonté d’agir pour le bien des hommes. Je peux ajouter aujourd’hui la qualité de leur courage.

Par ailleurs, je n’en suis pas à porter plainte contre le Département d’Etat. L’université comme moi-même demandons à ce que nous considérons comme une erreur soit corrigée. C’est tout, et que cesse enfin cette inutile polémique.

Votre affaire tombe en pleine campagne électorale pour la présidentielle américaine. Vous n’y voyez pas là une manière de la part du camp Bush de courtiser les voix juives ?
Il est évident que nous devons prendre en considération la période électorale et le fait que les décisions sont fortement influencées par les enjeux électoraux. Les pressions viennent de partout et en ce sens, je dois vous dire que j’ai tout entendu : que le moment était très défavorable ou au contraire très favorable car les pressions allaient soit confirmer soit infirmer la décision. On n’en sait rien mais ce facteur ne doit de toute façon pas être négligé.

Envisagez-vous de porter l’affaire devant la commission de l’ONU des droits de l’homme ?
Pour l’instant l’affaire se discute entre l’université et le gouvernement. On va essayer de s’en tenir là et de faire en sorte qu’avec sagesse le gouvernement revienne sur cette décision encore une fois injuste et infondée.

En attendant, vous et votre famille vivez un cauchemar. Vous avez inscrit vos quatre enfants dans les écoles américaines. Vous avez envoyé toutes vos affaires. Vous êtes pratiquement un SDF (sans domicile fixe). Pouvez-vous nous parler de cette situation ? De ces dégâts humains ?

Je ne suis pas encore un SDF. Mais effectivement cette situation humaine est difficile encore que beaucoup de gens vivent des épreuves bien pires que la nôtre. Toute la famille est à Genève, mais c’est vrai, toutes nos affaires sont aux Etats-Unis. Nous n’avons pas d’habits, pas de meubles, nous sommes tout simplement entre deux univers et nous attendons de savoir de quoi l’avenir sera fait. C’est aussi ce que nous disons à l’administration : sachez qu’il ne s’agit pas uniquement d’une affaire d’administration mais que votre décision touche une famille et la met dans une situation humaine peu digne. La Ministre suisse des affaires étrangères, Mme Micheline Calmy-Rey, est d’ailleurs personnellement intervenue auprès de l’Ambassade américaine en Suisse pour demander des explications et elle s’est inquiétée du traitement qui m’a été réservé.

Vous êtes mondialement connu. Vous êtes le petit fils de Hassan El Benna, fondateur des « Frères musulmans », et sans faire de la victimisation, vous n’avez pas échappé à ce délit de ? ? et de foi, alors et pour reprendre le titre d’un film « Nous sommes tous en liberté provisoire » en tant que musulmans ?

Il est vrai que c’est parce que je suis connu que je bénéficie de tous ces soutiens. Combien de femmes et d’anonymes vivent des situations tellement plus difficiles et sont livrés à eux-mêmes. A travers cette épreuve, je pense à eux, aux familles, aux gens injustement traités, torturés, humiliés et je sais que ce que nous vivons n’est pas comparables. Nous restons donc sereins et nos prières et nos pensées vont à celles et à ceux qui sont plus durement touchés que nous.

Votre bras de fer avec les lobbies juifs en Europe et aux Etats-Unis le jour où vous avez appelé les 15 millions d’européens musulmans à s’organiser et assumer pleinement leurs droits et devoirs en tant que citoyens européens pour avoir droit au chapitre. Par ailleurs, l’on remarque depuis quelque temps que toute critique adressée à Israël pour son arrogance, est qualifiée d’antisémite. Vous en avez fait vous-même les frais. Mais ne pensez-vous pas qu’il est temps de démystifier cette histoire surtout que des juifs sont nos cousins sémites ?

Soyons clairs. J’ai des relations avec des intellectuels en Europe et aux Etats-Unis qui s’inscrivent dans la tradition juive. Il y a déjà trois ou quatre associations juives américaines qui se sont exprimées contre la décision de la révocation du visa. Il faut le dire et savoir distinguer les situations. Il existe bien en Europe et aux Etats-Unis des individus exerçant une sorte de chantage malsain et qui associent toute critique de la politique israélienne à de l’antisémitisme. Nous le savons et c’est à nous d’être très clairs dans nos propos : il faut savoir être critique à l’endroit de n’importe quelle politique injuste et ne jamais confondre cela avec les inacceptables tentations racistes, judéophobes ou islamophobes. Nous ne devons pas accepter cela.

Sur un autre plan, il est vrai que certains voient très mal l’accès à la citoyenneté pour les musulmans en Europe et aux Etats-Unis. C’est pourtant le sens de l’Histoire et les nouvelles générations sont de plus en plus conscientisées et actives. Souvent les premières générations étaient pour travailler et se taire, leurs enfants désirent désormais agir et s’exprimer. Ils deviennent des acteurs de la vie sociale et politique européenne et américaine. Ils apportent une nouvelle perception du monde et dérangent un certain nombre de gens qui s’étaient habitués à ce qu’on ne donne qu’une seule version de la politique internationale ou par exemple du conflit moyen-oriental.

Pour conclure pour ne pas dire le mot de la fin ?

J’aimerais tout simplement dire que lorsque l’on a décidé de se battre, il faut respecter ce que l’on est et ce que l’on a envie d’être, en prônant la justice et l’esprit critique en même temps que le dialogue sans compromission. Toutefois, il faut s’attendre à des situations difficiles. C’est le cas aujourd’hui, mais cela ne remet pas en question la nature et la détermination de mon engagement. C’est une étape, mais ce n’est pas encore la fin d’une route… que Dieu sait aujourd’hui

Entretien conduit par
Noureddine Boughanmi

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3 تعليقات

  1. Nous partageons la peine de notre frère et d’autres frères et soeurs qui sont dans la même situation.

    Que cette épreuve le rapproche davantage de son Seigneur.

  2. pourquoi au lieu de remplacer le professeur Ramadan ,on n’a pas organisé des video- conferences où des cours pouvaient etre dispensés ?
    y a-t-il une plus grande efficacité du savoir de professeur Ramadan s’il est physiquement présent aux Ameriques ?
    pourquoi nous les musulmans avons nous tant besoin de nous montrer aux maitres americains ,suspendus aux levres de BUSH
    ou de PAWEL?
    ne s’agit-il pas de la preuve de nos minorités intellectuelles(« minabilmité » intellectuelle ) ?Bonne chance monsieur Ramadan dans votre combat avec les forces hautement Holywoodiennes qui vous menent plus souvent sur leur chemin qu’elles ne viennent à prendre le chemin de vous .
    seyed morteza AMIN

  3. Salutations M .Ramadan. Est-il vraiment nécessaire de t’expatrier aux Etats-Unis lorsque, comme tu le dis, l’avenir de l’Islam va se jouer en Europe?

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