« Au nom du père » par Rabah Berrabah

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« La position prise dans le texte est celle de son auteur et pas forcément celle du site qui l’accueille et la publie »

Après ces mois d’absence, je t’attendais. Je guettais le moindre signe du ciel annonciateur de ton arrivée. Tu reviens. Enfin. Tu es là. Chaque fois plus sombre. Chaque fois plus silencieux. Tes yeux portent encore un peu plus les stigmates douloureux de la gitane maïs. Ton visage, marbré café au lait, dégage le fort goût de l’amertume de ta rage ravalée. Des scories oubliées du peuple des damnés de la Terre. De ta disqualifiante impuissance. Tu t’es résigné devant onze bouches à nourrir. Peu importe. Tu es revenu chargé de ton histoire absente. Tu es celui qui a été. Tu es celui lui qui hait cette résignation de classe. Condamné, tel Sisyphe, à œuvrer pour le grand dessein de ton destin gravé sur ton corps creusé de stries. Eternellement. Pourtant, tu n’es pas coupable. Juste coupable d’être vertueux. Et digne.

L’arbre doit tenir.

Papa ! Papa !  Te revoilà enfin de retour !

Je sens déjà ton parfum froid de tabac. Ton sourire à peine perceptible fait éclore ma joie si paradoxale. Quand repartiras-tu ? Ton bras gauche ne bouge plus. Pourquoi ?

Je vois ces numéros tatoués sur ton poignée. Cachés sur ton avant-bras droit. Un de ces tatouages qui te marque à jamais. La perversité humaine spolie l’humanité de son humanité. C’est toujours la même histoire : l’homme exploite l’homme. Ainsi soit-il.

Papa ! Tu es revenu !

Tu vivais paisiblement dans ton village avec ton épouse. Ma mère. Déjà trois enfants sur cette Terre. Qu’est-ce à l’échelle humaine ? Tout. Ca l’était à tes yeux pour partir voyager en terre inconnue. C’est une nouvelle version de la télé-réalité avant l’heure. Pour de vrai. Le casting est efficient. Juste l’état de santé. La dentition. La bonne constitution physique pour des travaux d’intérêts nationaux. Des chiffres tatoués en bleu sur le poignet pour être sur de ne pas te perdre. Le bétail est près à partir pour l’abattoir. Tu t’es laissé séduire par ton miroir aux alouettes. Tu as fait scission avec toi-même déchiré dans tes choix gouvernés par la nécessité. Voilà pourquoi tu es las aujourd’hui.

Monsieur Maurice est bien venu dans ton village, près de Oujda avec le cousin de Paris. Habillé d’une cravate bigarré d’un costume aux couleurs prometteuses. Surtout la belle automobile Peugeot. « On ira tous au paradis ! » disaient ils. En voiture si possible. Encore un de leur prophète des temps modernes promettant du sens dans cette farce humaine indigeste. Ca donne envie. Lui l’a fait alors pourquoi pas toi ? Tu es Don Quichotte. Tu crois en ta destinée. Celle qui s’inscrit dans la grande histoire de l’Homme. Celle de ton Histoire. De mon histoire.

Tu as cru au mirage de la mangeuse d’hommes. Tu as fini par être figé en pierre en croisant son regard. Tu as payé ton dû maintenant. Au prix fort. Tu t’es épuisé sur le sol autrefois fertile de ta vie. Tu t’es épuisé dans ces coulées de bitume toxique à bâtir les routes de France pour tes dix enfants qui ont grandi maintenant. Tu leur as préparé la voie royale. Ce bitume coule maintenant dans tes veines. Dans tes poumons.

Tu te souviens encore de ce jour où tu es monté dans ce camion, avec tes trois frères, emportés par cette déferlante illusoire. Laissant ta famille. Derrière. Loin. Mais toujours ancrée dans ton cœur en espérant des jours meilleurs, pour elle, lorsque tu reviendras au pays. Direction le Nord. Arrivée à la grande couronne. Tu ne m’as jamais parlé de tout cela. Tu étais trop occupé à t’abîmer.

Tu es Ahmed, le digne de louange. Voilà ton nom. Tu es le gardien de la source. Celle de ton père. Et du père de ton père. Tu en as eu assez des lendemains incertains. Assez de franchir de nuit la frontière marocaine et rapporter des céréales en contrebande. Assez de courir le risque d’être arrêté et emprisonné. Assez. Assez!! Juste pour nourrir les tiens. Ton clan. Ahmed, toi, le digne de louange. Voilà un nom illustre que tu portes sur tes solides épaules. Tu es l’aîné de la famille.

L’arbre doit tenir.

Le temps s’arrête, figé dans l’éternité d’un instant. Tu es là maintenant. Nos regards conversent.

« Papa! »

Tout est dit.

« La position prise dans le texte est celle de son auteur et pas forcément celle du site qui l’accueille et la publie »

3 Commentaires

  1. Tu as su mettre les mots à l’ histoire sans paroles ..de nos pères
    A ce dialogue au gout inachevé….
    « Telle est la vie des hommes.quelques joies,très vite effacées par d’inoubliables chagrins ». M.P

  2. Vibrant hommage à ton père,et à nos pères, qui dresse un tableau de ces « humiliés de l’histoire » tout en nuance et avec la pudeur qui les caractérisait.Ton histoire personnelle aux accents « pagnolesques » touchera nous autres déracinés ou pas,et je mesure à travers ta prose,ô combien fut dur le chemin
    tracé par nos anciens et comment est long celui vers l’espérance.

    A la « gloire de nos pères »,et en attendant prochainement de te lire pour le château de ma mère.

    Salam

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