D’autres regards sur la crise, avec Tariq Ramadan

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Transcription, Taos Aït Si Slimane, de l’entretien d’Antoine Mercier avec Tariq Ramadan du jeudi 19 février 2009.

L’oralité est volontairement conservée

 

 

Antoine Mercier : « D’autres regards sur la crise », nous sommes aujourd’hui en ligne avec Tariq Ramadan, bonjour.

Tariq Ramadan : Bonjour.

Antoine Mercier : Intellectuel, philosophe, théologien, musulman bien connu, merci d’accepter notre invitation pour aussi apporter votre regard à ce qui est en train de se produire, au processus en cours. On a beaucoup de mal à déterminer les contours des événements, on va dire cela comme ça, de cette crise, que l’on appelle crise d’un terme général et vague. Comment vous, Tariq Ramadan, vous considérez, analyser, interprétez ce qui est en train de se passer à partir de cette crise financière, puis maintenant économique et peut-être aujourd’hui sociale ?

Tariq Ramadan : Je pense qu’effectivement il faut, ce que j’essaye de faire, une analyse de la situation générale, globale à l’heure de la globalisation réelle, parce que c’est la globalisation de l’économie surtout dont il est question. Comme tout a commencé avec une crise économique, on est vraiment aujourd’hui mondialement touché par ce que l’on appelle cette crise. Elle a plusieurs aspects. Elle a l’aspect économique d’une logique qui considérait que le marché se régulait par lui-même et qui à un moment donné voit que l’appât du gain, l’inconscience de certains, le manque de prévisions et parfois le manque d’éthique a mené le système à dysfonctionner. Donc, de ce point de vue-là, il y a une vraie question qu’il faut que l’on se pose du point de vue économique, strictement économique, c’est : s’agit-il simplement d’un dérapage ou d’un dysfonctionnement structurel ? Ou s’agit-il beaucoup plus profondément d’une question qui n’a pas simplement à voir avec le rôle de l’État vis-à-vis de l’économie comme régulateur mais une vraie question d’éthique ? A quoi sert l’économie ? Est-ce qu’elle doit servir les hommes ? Ou est-ce que les hommes doivent pouvoir être ou se sentir au service d’une économie globale ? C’est aujourd’hui une vraie question. Donc, intuitivement…

Antoine Mercier : Vous, vous penchez plutôt, si je puis me permettre, pour la deuxième interprétation ? C’est-à-dire que ce n’est pas simplement une crise de régulation.

Tariq Ramadan : Je pense que c’est les deux. Je pense que la crise de régulation révèle une crise fondamentale sur l’éthique en économie et qu’à partir de ce questionnement sur l’économie on arrive à un deuxième volet, qui est beaucoup plus général, sur le fonctionnement de nos sociétés aujourd’hui, parce qu’on ne peut pas aujourd’hui sectoriser, comme on le fait dans la discussion, en parlant parfois des seuls principes démocratiques en politique, en supposant que c’est un champ qui est complètement clos, sans se rendre compte que ces dynamiques économiques et ce déficit d’éthique en économie a un impact direct sur les processus démocratiques dans nos sociétés, sur l’égalité, sur la justice, sur le traitement de la question sociale au sens général. Donc, à partir de ce moment-là, on ne peut pas être aveugle sur le champ économique et supposer que la main invisible va produire une égalité citoyenne dans le champ social. On remonte finalement à la question sociale et par la force des choses aux vraies questions de philosophie élémentaire, c’est-à-dire le sens de tout cela et à quoi doivent nous servir des moyens ou des sciences comme les sciences économiques ou les sciences politiques dans la quête de sens. Je pense que toutes les crises ont cette capacité à nous mettre en face des questions essentielles. Il ne faudrait surtout pas que pour régler la seule crise financière on fasse l’économie des questions fondatrices de l’humain en fait.

Antoine Mercier : Alors, comment vous expliquez, vous, que ces questions-là resurgissent aujourd’hui avec cette force, on va peut-être même dire cette violence sociale ? Comment en est-on arrivé jusque-là ?

Tariq Ramadan : Actuellement, je pense qu’avec ce qui s’est passé au États-Unis et l’inconscience d’un certain nombre d’agents économiques, ils ont mis à mal le système mais on avait des signes déjà, ce n’est pas la première crise qui nous touche ces dernières années. Là, on est dans un processus qui s’accélère et qui met en évidence que le fonctionnement de l’économie globale aujourd’hui est un fonctionnement qui en plus de répandre la mort, puisque des conséquences directes de ce système c’est quand même de la pauvreté, des sociétés dans le Sud qui sont en situation de marginalisation économique  terrible, quels que soient les jeux qui peuvent se passer entre la Chine, l’Inde et les puissances actuelles, au premier rang desquelles les États-Unis, eh bien là, on est tout d’un coup en face de quelque chose qui est tellement violent et qui touche tellement transversalement toutes les sociétés que par la force des choses remontent à la surface des questions qui sont vraiment de notre quotidien. La pauvreté est telle que l’on se dit avec une telle pauvreté, une telle marginalisation qu’est-ce cela veut dire aujourd’hui dans nos sociétés démocratiques et dans nos sociétés modernes ? Et ensuite, par la force des choses également, la violence est surtout ce que l’on nous dit, ce que vous avez rappelez au début de notre entretien, on ne sait pas où cela va s’arrêter. Ça a l’air d’être un gouffre énorme. Toutes les mesures qui sont prises, qui ne sont pas les mêmes en Angleterre qu’elles le sont en France, au États-Unis, ont l’air d’avoir des effets tout à fait limitées, donc cela nous met en face, ça met l’homme en face de son impuissance, c’est la fameuse métaphore de Frankenstein, vous créez un produit, vous créez un être dont vous n’avez plus les moyens de produire et l’agir et les conséquences en agir.

Antoine Mercier : Si je comprends bien, pour vous ce qui caractérise cette crise, c’est finalement qu’elle est mondiale et c’est le signe que c’est sans doute une crise systémique puisqu’elle n’épargne personne. Vous en arrivez à parler de l’impuissance de l’homme, qui est ainsi manifestée par ce désordre disons mondial qui manifestement le déborde, on vous voit venir, si vous me permettez, puisqu’impuissance de l’homme il y a tout de suite derrière, il faut trouver quelque chose qui puisse nous faire sortir de là. Donc, est-ce que, pour poser la question directement, la tradition religieuse au sens large est une voie, peut apporter des réponses, des solutions, des pistes ?

Tariq Ramadan : Non, je pense que toutes les traditions qu’elles soient des Lumières, rationalistes pures, athées, agnostiques ou religieuses ce qu’elles peuvent nous apporter, doivent nous apporter d’où qu’elles viennent, c’est le substrat éthique. C’est-à-dire le rappel de l’éthique, le rappel de la conscience des limites. En fait, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer en me voyant venir, comme vous dites, je suis, par rapport à ce que j’ai pu entendre dans le monde musulman, extrêmement critique. Ils disent nous avons la solution à l’économie capitaliste ou néolibérale, c’est l’économie islamique. J’ai toujours dit et répété qu’il n’y a pas d’économie islamique. Il y a des principes éthiques islamiques en économie mais il n’y a pas d’économie islamique qui serait distinct de l’économie mondiale. On n’a pas de modèle alternatif.

Antoine Mercier : On a beaucoup parlé, ces derniers temps, de la finance islamique etc.

Tariq Ramadan : Tout à fait, je crois qu’il faut concevoir ceux-ci comme des instruments qui posent la question éthique au cœur de l’action économique pour les agents de l’économie. Ce que je mettrai en évidence, pour ce qui me concerne, c’est qu’à l’heure de l’impuissance, que nous constatons aujourd’hui, ce qui est déterminant, ce que nous devrions tous aujourd’hui de quelque tradition que l’on soit, de quelque tradition philosophique ou religieuse que l’on soit, c’est nous réconcilier avec l’humilité. Ce que la crise a révélé c’est l’arrogance de l’insouciance et de l’appât du gain. L’humilité, qu’est-ce que c’est ? C’est de se dire : voilà, on a quelque chose aujourd’hui qui nous dépasse et l’humilité est de se rendre compte que personne sur la surface de la terre n’a de réponse définitive, suffisante et efficace. Nous n’y parviendrons qu’avec une approche multipolaire et acceptant la diversité. Ce que nous avons à partager, nous tous, c’est une certaine conscience éthique dans l’action, c’est-à-dire remettre de l’éthique dans l’économie, remettre de l’éthique dans le politique. On ne peut pas laisser ces instruments décider pour nous de la dignité de l’homme. L’éthique, c’est reconsidérer la dignité de l’homme au cœur de tout acte. Donc, vous voyez, ce n’est pas du tout une réponse dogmatique, fermée, religieuse. C’est, à partir de nos différentes traditions, nous mettre autour d’une table et avoir l’humilité de comprendre que personne n’a la réponse. La responsabilité de s’engager à déterminer des principes éthiques, des finalités à notre action et puis finalement de regarder le fond des choses et non pas simplement de penser que nous aurons des réponses structurelles.

Antoine Mercier : Justement, on va parler d’éthique un petit peu plus précisément. Vous dites retrouver cette éthique mais est-ce que dans votre esprit en tout cas, on peut refonder cette éthique sans qu’il n’y ait une métaphysique, pour parler d’une façon philosophique, qui la soutienne, qui la soutende, qui permette de la faire émerger ? L’éthique ne sort pas de l’immanence, on va dire cela comme ça.

Tariq Ramadan : Oui et non. Je pense que les traditions asiatiques, les traditions bouddhistes, ou les traditions chinoises du confucianisme, ou même la tradition des Lumières occidentale qu’on ne pouvait tout à fait produire à partir soit de la tradition qui pense la vie par la vie, dans la tradition asiatique, ou le caractère déterminant de la faculté de raison dans la tradition occidentale, on peut produire bien sûr de l’éthique. Bien sûr qu’il y a du moral qui est produit du rationnel. Le pilier de la tradition occidentale sur cette question, c’est Kant. Donc, de ce point de vue-là, je ne réduis pas le point de vue moral au transcendant, même si je pense, du point de vue religieux, que le transcendant produit du moral et qu’il peut être utile. Ce moral et cette traduction du moral à l’éthique appliquée dans nos sciences eh bien cela doit être une contribution supplémentaire à la diversité des points de vue. Donc, je ne pense pas, et je pense que cela serait faux, que la pensée religieuse se donne l’exclusivité de la production éthique. Je pense faux que la tradition rationnelle exclue la contribution religieuse. Il faut que de ce point de vue là nous comprenions que l’autre, qu’il soit religieux ou athé est en nous. D’ailleurs, le titre de mon prochain livre, qui va introduire une philosophie du pluralisme, c’est un texte de philosophie, s’appelle « L’autre en nous », c’est-à-dire effectivement cette humilité de considérer que nous n’avons pas le monopole ni de l’éthique, ni des finalités, ni de ses sources.

Antoine Mercier : Alors, « L’autre en nous », Tariq Ramadan, comment on retrouve cette notion, en admettant que l’on parte de ce postulat-là, dans un monde qui a finalement perdu cette référence-là ? Qu’elle est la phase intermédiaire ? Qu’est-ce qui se passe entre les deux ? En gros, c’est la question de la transition.

Tariq Ramadan : En fait nous avons dépassé le stade de la transition. Je pense que toutes les questions de bioéthique ou les questions d’écologie nous ont par nécessité, nous sommes en face de l’impératif catégorique, pour déplacer la formule mal utilisée dans ce qu’elle a de plus tranchant, on est en face de questions essentielles par ce que nous avons fait du monde et là où nous en sommes avec la gestion du monde. Le réchauffement de la planète, les questions de bioéthique, notre possibilité aujourd’hui d’intervenir dans l’ADN, de pouvoir manipuler la génétique au point de faire encore et de produire des choses qui pourraient nous dépasser nous ont tous, je veux dire des plus rationalistes, des plus athées, des savants des plus antireligieux jusqu’aux traditions religieuses, nous ont renvoyé à l’impératif, c’est ce que disait avec justesse, il y a déjà quelques années, Michel Serre dans son « Contrat naturel ». Il mettait en évidence que les situations limites nous ont réconciliés avec la pensée des finalités, nous sommes dans l’obligation soit de revenir à la pensée philosophique fondamentale ou à l’essence même des questionnements religieux et philosophiques et de partager parce que ces situations limites, comme nous l’avons dit tout à l’heure, nous ont mis en face de nos impuissances, il faut que nos impuissances laminent nos potentiels d’arrogance et que nous en venions, quelques soient nos avancés techniques ou nos sous-développements endémiques dans les pays du Sud, à partager ensemble ce qui est le fondement de l’humain, à savoir les vraies questions de finalité. Donc, la situation de transition, nous l’avons dépassée. Nous sommes dans en face de cette situation, nous sommes en face de ces situations tous les jours quand nous nous posons la question du bienêtre, quand nous posons la question du bien vivre quand nous posons la question de qu’est-ce que ça veut dire finalement dans nos vie que le fast-food, de manger vite, de consommer vite ? On est déjà en face des questions essentielles.

Antoine Mercier : Et si je vous comprends bien, vous envisagez que cette transition qui a déjà commencée, selon vous, puisse aboutir de manière plutôt pacifique, sans rupture, sans graves événements ? Ou est-ce que vous l’impression tout de même qu’historiquement cela sera difficile parce que l’on est déjà très avancé dans ce que vous décriviez tout à l’heure ?

Tariq Ramadan : Cela dépend déjà de ce que vous appelez rupture. Si vous voyager à travers les pays du Sud, de l’Amérique du Sud à l’Afrique, les dégâts sont énormes. C’est déjà des situations où l’on n’a pas réussit à gérer la question de la pauvreté. On nous avait annoncé la fin de la pauvreté pour l’an 2000, puis en 2010, puis en 2025, c’est déjà beaucoup trop douloureux pour beaucoup d’entre-nous. Est-ce que maintenant cela va atteindre les sociétés occidentales ? Ça touche bien entendu les sociétés occidentales pour tout ce qui concerne les salaires les plus pauvres, où le chômage, et encore les immigrés qui viennent, le fait de centaines de milliers de femmes qui sont touchées par des réseaux de prostitutions en Europe même, des situations qui sont absolument inacceptables dans ce que l’on peut voir aux États-Unis aujourd’hui. Et en plus de ceci, vous allez en Chine et vous voyez que la réussite économique a un prix dans le traitement de la dignité de la personne. Eh bien, tout cela, cela a déjà un prix, donc, il ne faut pas que l’on attende, ou que l’on considère cette crise dont on parle uniquement parce qu’elle peut être couverte médiatiquement. Dans le silence de nos quotidiens, cette crise traverse toutes les sociétés. Donc, elle a un prix et le prix est déjà très, très douloureux,…

Antoine Mercier : Y compris des sociétés en terre d’Islam ?

Tariq Ramadan : Plus que jamais. Les sociétés majoritairement musulmanes sont traversées par des crises profondes sans compter en plus cette trahison fondamentale des pétromonarchies. On peut être attristé aujourd’hui d’entendre que Dubaï va mal mais quelle arrogance dans la façon d’avoir géré cet argent ! D’avoir voulu faire d’une petite île le sommet de la technologie en utilisant cet argent dans le faste alors qu’il aurait fallu l’utiliser dans la justice. Oh, oui la crise touche les sociétés majoritairement musulmanes de façon extrêmement profonde, de façon grave, et là aussi, je dirais qu’il faudra bien que cette crise renvoi le monde musulman non pas au formalisme islamique mais aux vraies questions : qu’est-ce que c’est que la fidélité à l’essence de cette tradition qu’aujourd’hui nous trahissons le plus souvent à notre tour ?

Antoine Mercier : Y compris des sociétés en terre d’Islam ? Justement, est-ce que vous avez l’impression, pour terminer, Tariq ramadan, que les représentants d’Islam, les institutions qui représentent l’Islam, sont prêtes à jouer ce rôle de dialogue que vous appelez de vos vœux ?

Tariq Ramadan : Il y a des individus, il y a des institutions qui tentent, mais pour vous dire la vérité et être tout à fait sincère, nous sommes loin, très, très loin de voir de voir une volonté s’afficher politiquement. Je pense que dans le monde musulman, nous avons une réaction qui est en miroir de ce que nous avons dans certains milieux institutionnels occidentaux à savoir une seule démarche structurelle et surtout de ne pas toucher au pouvoir, de ne pas toucher aux privilèges financiers de certains. Donc, non, je ne voie pas aujourd’hui de manifestations qui soient de vraies manifestations de transformation dans le monde musulman. Aujourd’hui, nous sommes dans la préservation des acquis et des pouvoirs au prix d’ailleurs de la dignité des populations les plus pauvres que l’on continue de maltraiter. Donc, de ce point de vue là, j’essaye, sans être pessimiste, de rester réaliste et d’imaginer qu’à travers nos expériences transversales de musulmans en Occident, de musulmans dans des sociétés à majorité musulmanes de voir émerger une pensée de la transformation, une pense éthique, une pensée qi dépasse le formalisme. Vous savez, si je devais être clair, ou essayer de l’être par rapport à la question que vous me posiez, je ne pense pas que pour moi aujourd’hui la vraie question soit entre ceux qui font appel à la métaphysique pour régler les questions économiques et sociales et les autres. Je pense que la vraie ligne de démarcation est entre les esprits dogmatiques et les esprits qui sont ouverts à la diversité des points de vue. Et vous avez des esprits dogmatiques dans toutes les philosophiques et religieuses ceux qui ne voient les choses que par l’angle et le point de vue qui est le leur, et ceux-ci sont pour moi aujourd’hui les gens qui peuvent être les tenants du rationalisme le plus fermé, le plus inquisiteur et ceux qui peuvent être les tenants du littéralisme religieux le plus inquisiteur également. Et de ce point de vue là, ceux-là sont pour moi les plus dangereux. D’un autre côté, des gens qui ne font pas appel à la métaphysique et au transcendant, ou des gens qui font appel à la métaphysique, au transcendant et qui ont la capacité de relativiser leur point de vue, de savoir que s’ils sont en quête de vérité, cette vérité ne leur appartient pas, eh bien c’est ceux-là qui construiront ensemble l’avenir.

Antoine Mercier : Tariq Ramadan, « L’autre en nous », publié bientôt, vous dites ?

Tariq Ramadan : Oui, aux presses du châtelet au mois d’avril.

Antoine Mercier : Merci beaucoup d’avoir accepté notre invitation.

 

 

SOURCE : Fabrique de sens

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