Les « non musulmans » et la société islamique : les fondements 1/3

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On a tout entendu, du pire à l’idéal, du statut des non-musulmans dans les sociétés islamiques. Les penseurs musulmans sont allés chercher dans le Coran, dans la Sunna, dans l’action de tel ou tel dirigeant, les preuves que l’islam offrait aux ahl al dhimma le plus grand respect et la meilleure des reconnaissances. Quant aux orientalistes et aux intellectuels, ils ont fait une compilation non moins exhaustive des versets, des traditions, des événements de l’histoire qui confirmeraient que l’Islam réserve le pire des traitements aux hommes et aux femmes qui ne partagent pas leur conviction. La discussion semble impossible tant les points de vue, armés respectivement d’un solide argumentaire, sont irréductibles et inconciliables. Est-il seulement possible de trouver un terrain d’entente ?

Il faut faire la part des choses et circonscrire les sujets de discussion. Une fois encore, il convient de présenter les fondements islamiques de la coexistence et, dans le même temps, de mettre en évidence les principes qui doivent orienter l’organisation sociale dans ce domaine. Il ne peut s’agir, dans un second temps, d’idéaliser l’histoire de la civilisation islamique : hier comme aujourd’hui, il y a eu des discriminations, des injustices, des exploitations. Le nier serait folie. De la même façon, ne retenir que les dérapages serait injuste. Valéry avait justement relevé que l’histoire peut tout prouver : en d’autres termes, si l’on veut avoir une discussion utile, il devient urgent, après avoir rappelé les principes islamiques sur la question, d’analyser concrètement les situations de terrain en cherchant à planifier les étapes des réformes à produire pour garantir les droits des personnes n’étant pas de confession musulmane.

Les fondements

À partir du Coran et de la Sunna, et en s’appuyant sur la pratique des premiers compagnons du Prophète (PBSL), on peut dégager les fondements essentiels de la coexistence entre les musulmans et les non-musulmans.

Nous nous bornerons à mettre en évidence six principes qui permettront, même si leur analyse ne peut ici être exhaustive, de présenter l’orientation générale qu’offre l’islam :

1) Le principe de la coexistence entre les fidèles de diverses confessions est un des fondements importants de l’organisation sociale et politique de l’Islam. Le Prophète (PBSL), lors de la Constitution de l’État de Médine, considéra les juifs (la tribu des Bani Awf) comme partie prenante de la société naissante liée par un contrat. Dans le texte de ladite Constitution, on trouve deux formules très parlantes : « Les juifs des Bani Awf forment une communauté avec les croyants (musulmans) » : ce qui veut dire, explicitement, que la communauté constitutionnelle recouvre les musulmans et les non-musulmans ; et encore : « Tous les juifs qui choisissent de se joindre à nous devront bénéficier de toute la protection à laquelle les musulmans ont droit. Ils ne seront pas opprimés et il ne pourra y avoir d’agitation communautaire contre eux. Aux juifs leur religion, aux musulmans leur religion »[1]: ainsi donc, la coexistence est fondée sur la libre volonté des partenaires, l’égalité de traitement et le respect des consciences.[2]

2) Les citoyens qui ne sont pas de confession musulmane participent à la vie sociale et politique de la société dont ils sont membres à part entière. Hormis la fonction de chef d’État (dévolue, dans une société majoritairement musulmane, à un musulman[3]), ils peuvent être élus à tous les postes étatiques en fonction de leurs compétences et sans aucune discrimination. C’est ce qu’avait fait ‘Umar, en nommant un chrétien comme chef-comptable à Médine, et c’est ce qu’ont fait un grand nombre de ses successeurs. Al Mawardi présente la nomination de ministres non musulmans comme un choix laissé au chef de l’exécutif. Ainsi, la possibilité de l’éligibilité suppose et rend nécessaire le fait d’élire : et c’est un fait que ce droit doit être inaliénable.

3) On appelle les citoyens n’étant pas de confession musulmane ahl dhimma ou al mu’âhidûn– « ceux qui ont passé un contrat » – : ce contrat est clairement un contrat de protection des personnes et de leurs droits fondamentaux. L’État s’engage à leur offrir toutes les conditions qui leur permettront de vivre sereinement. Ils ne sont pas soumis à l’impôt social purificateur (zakât) qui est le troisième pilier de l’islam, ni au service militaire : en échange de cette protection[4], ils sont tenus de payer un impôt – la jizya– qui est l’équivalent d’une taxe militaire.[5] Les femmes, les enfants, les vieillards, les pauvres ainsi que les religieux en sont exemptés ainsi d’ailleurs que tout homme qui préférerait servir militairement son pays plutôt que de payer la jizya.[6] C’est en ce sens qu’allait le contrat que le Prophète (PBSL) avait passé avec les chrétiens de Najrân.

4) Ahl adh-dhimma sont tenus, au même titre que les musulmans et sur un même pied d’égalité, par la Constitution du pays et à sa législation. Cependant, ils doivent jouir d’une totale autonomie pour ce qui concerne leurs affaires privées (sur le plan judiciaire également) et ce qui, de près ou de loin, a à voir avec leur religion et leur spiritualité. Leur langue, leur culture, leurs traditions doivent être défendues et protégées. À Médine, il existait un centre éducatif juif (bayt al midras) que le Prophète visitait souvent et auprès duquel il s’enquerrait suivant les cas auxquels il avait affaire. Dans le même sens, et ainsi que le mentionnait le traité avec les chrétiens de Najrân, les lieux de cultes sont sacrés et inviolables. Les pratiques religieuses doivent être respectées absolument : le Prophète (PBSL) avait permis à la délégation de Najrân de prier dans la mosquée de Médine.

5) Nous avons dit un mot plus haut de la liberté d’opinion et d’expression concernant la gestion du politique en Islam. Ici, en plus de la liberté de conscience, les citoyens non musulmans, comme tous les citoyens, doivent jouir des mêmes libertés fondamentales. Traduire une opinion, exprimer un avis critique, engager une réflexion politique sont autant d’actions qui doivent leur être autorisées comme d’ailleurs, et c’est ce que rappelle Muhammad Hamidullah[7], le fait de les impliquer dans les délibérations, tant sur le plan exécutif que dans le domaine législatif. La seule restriction tient au respect du cadre constitutionnel, comme c’est le cas aujourd’hui dans tout État de droit.

6) La responsabilité de l’État est importante dans la protection des droits des non-musulmans. C’est d’ailleurs bien l’idée qui ressort du terme « dhimmi» : ce sont ceux dont les obligations sont une responsabilité pour l’État et la nation. C’est ce que ‘Umar avait compris lorsqu’il affirmait, sur son lit de mort, que le contrat avec les non-musulmans devait être respecté, que leur vie et leur propriété devaient être défendues, qu’ils ne devaient pas être imposés au-delà de leur possibilité et qu’enfin il faudrait aller jusqu’à la guerre pour défendre leurs droits. Citoyens à part entière, leur personne est sacrée, leurs traditions sont sacrées, leurs biens sont sacrés : ils doivent être traités avec la plus grande des équités dans un espace social qui, pour accueillir la pluralité, admet les diversités des législations pour ce qui est des affaires privées. Le Prophète (PBSL) avait affirmé avec force : « Quiconque est cruel et dur envers un mu’âhid (qui a passé un contrat), restreint ses droits, fait peser sur lui plus qu’il ne peut endurer ou lui prend quoi que ce soit de sa propriété contre sa volonté, je me porterai moi-même plaignant contre lui le Jour du Jugement. »[8] Les propos sont clairs, comme le sont ceux qu’il prononcera avant sa mort et que rapporte Mawardi : « Traitez bien les sujets non-musulmans. »

La lecture de ces six fondements met en évidence que l’islam, dans son enseignement essentiel, reconnaît le pluralisme religieux et culturel et que les principes de coexistence sont fondés sur le respect, la liberté, la justice et la participation. Le tableau peut paraître idéal et il l’est en effet. Le texte coranique, la pratique du Prophète (PBSL) et de ses compagnons, s’ils offrent les meilleures perspectives, n’ont pas toujours été respectés comme il le fallait. Par ailleurs, le rappel de ces éléments ne suffit pas à résoudre les problèmes importants auxquels font face les sociétés musulmanes dans leur gestion des « minorités ». Ces principes doivent nous orienter et non pas, dans leur dimension idéale, nous aveugler sur l’histoire et sur l’état réel de la situation aujourd’hui.

[1]. Texte reproduit par Ibn Hishâm, I, pp. 503-504. Voir les commentaires du Dr Saïd Ramadan dans Islamic Law, 2ème éd. 1970, pp. 124-127 et du professeur Muhammad Hamidullah, ob. cit. pp. 803-808, ou son ouvrage, en arabe, al Wathâ’iq al siyâsiya, 1956, pp. 111-112.

[2]. Voir le texte de référence : Ahkâm ahl adh-dhimma (Les lois concernant les « protégés »), Ibn al-Qayyim Al-Jawziya, deux volumes, en arabe, dâr al ‘ilm lil-malâyîne, Beyrouth, 1983. Voir également le petit fascicule de Abû al-a’lâ al-Mawdûdî : Huqûq ahl adh-dhimma fia’-dawla al-islâmiya (Les droits des protégés dans l’État islamique), I. P. S. O., Koweït, 1984.

[3]. Dans le même sens, de nombreuses Constitutions d’États modernes réservent l’exercice de la magistrature suprême à une confession donnée.

[4]. Sous le règne de ‘Umar, le général Abû Ubayda n’étant plus sûr de pouvoir assurer la protection des ahl adh-dhimma ordonna que l’on rembourse les sommes respectives versées par chacun, les clauses du contrat n’étant plus assurées du côté du pouvoir.

[5]. Yûsuf al-Qardhâoui va jusqu’à admettre la possibilité d’un paiement de la zakât par les non-musulmans si c’est le fait de leur libre volonté. Ils seraient donc soumis aux mêmes obligations que les musulmans (voir la somme de synthèse : Fiqh zakât (Compréhension (Législation) de la zakât) en arabe, deux volumes. Cf. infra.

[6]. Il existe une lettre très célèbre du câdi Abû Yusuf destinée à Harûn ar-Rachîd dans laquelle il lui rappelle avec force les droits des mu’ahidîn et les obligations du pouvoir. Il y mentionne les catégories que nous rapportons ici.

[7]. Op. cit. p. 806.

[8]. Rapporté par Abû Dawûd.

5 Commentaires

  1. Salam Alaykom

    Est ce que dans les non musulmans vous incluez les athées ? On pourrait croire que vos références ne comprennent que les pactes conclus entre religieux, je crois.

    Wa salam

  2. j’admire le travail que vous faites dans l’education et l’eclaircissement de ce que disent les textes. A force de clichets, on a abandonné l’essence. Merci de nous ramener à ces actes fondateurs qui meritent attention de la part de tout croyant. La religion mulsumane est plutot considérée en France, comme incompatible avec le vivre ensemble des communautés. Le contre exemple est prouvé en Afrique subsaharienne: dans des pays comme le Senegal à majorité mulsumane; le Cameroun qui est tout l’inverse, mais où cohabitent les communautés religieuses en toute serenité.

  3. article clairement et justement argumenté.Cependant, j’ai deux petites remarques, la première pourquoi l’auteur a -t-il manqué de remettre en question l’usage terminologique du mot « Ahl Addimmah » pour notre époque moderne.La seconde,c’est que au prélude de cet article, on a l’impression que personne sauf l’auteur TR, n’a traité le sujet en quetion avec autant de justesse et d’objectivité que lui alors que beaucoup d’autres l’ont fait et pour ne citer que quelques -uns ,je pense à Fahmi Hwidi,Youssef El Kardawi,Ben Biyah……..

  4. Magnifique, argumentation claire et précise…Comment l’être humain a-t-il pu faire de cette religion quelque chose d’aussi restreint, d’aussi dur et d’aussi sombre?! Merci à vous pour ce travail.

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