LA CONSCIENCE EUROPEENNE















    Il faut s’attendre au pire. Après les attentats de septembre 2001, la guerre contre le terrorisme, l’attaque contre l’Afghanistan, la répression féroce des Sharon et des Poutine, le regain de violence au Moyen-Orient, les attentats au Yémen ou en Indonésie… on reste dans l’expectative quant aux réelles intentions de l’administration américaine en Irak. Le monde s’emballe : on entretient la peur, on a raison d’avoir peur. Cela sans compter avec la détérioration de la situation dans les sociétés démocratiques : du « Patriot Act » aux multiples « Bills » ou « Terrorism Acts », les décrets et lois d’exceptions se multiplient et entraînent nos sociétés dans un terrible engrenage liberticide. On peut soupçonner, surveiller, arrêter, voire condamner dans des conditions à nulle autre pareilles : de la base cubaine de Guantanamo (un véritable espace de non droit), aux prisons américaines ou européennes, des êtres humains sont « mis au secret » sur la base de seuls soupçons ou de simples rumeurs. La lutte contre le terrorisme justifie les pires excès orchestrés par de nouveaux spécialistes dont la fonction officieuse est de jeter de l’huile sur le feu afin d’accréditer les politiques sécuritaires officielles. On a bien raison de nourrir quelques craintes.
      
      Au-delà de l’énoncé de ce sombre portrait général, il faut pourtant s’interdire les conclusions hâtives, les amalgames et les raccourcis. Si l’on veut agir adéquatement, si l’on veut pouvoir « faire quelque chose », il est de première importance de ne pas se laisser emporter par l’émotion qui mélange tout et rejette sans discernement, et dans son entier, une nation, un peuple, une civilisation. Si la triste journaliste Oriana Fallaci revendique le droit d’exprimer une opinion « anti-islamique primaire », et trouve des avocats et des maisons d’édition assez cyniques et grossiers pour la défendre, rien, dans notre éthique islamique ne nous permet le jugement à l’emporte pièce, sans étude ni justice. En toutes circonstances, il faut savoir analyser, pondérer, nuancer, contextualiser et relativiser.



Confusion et amalgame



      Ainsi, que l’on se trouve en Afrique, en Asie ou en Europe, la première démarche intellectuellement salutaire consiste à ne pas confondre la politique d’un gouvernement avec l’ensemble du peuple qui est sous son autorité. Ainsi l’administration Bush ne représente pas l’ensemble des Américains et si l’émotion qui a suivi le 11 septembre a uni une population dans la tristesse, il est clair aujourd’hui qu’un grand nombre d’Américains ne sont pas dupes et tiennent à faire entendre une autre voix et espèrent une autre politique. L’anti-américanisme primaire qui consiste à décrier le Président autant que les citoyens ou encore, plus sournoisement, à penser que ces derniers sont quasiment tous à la limite de l’illettrisme fonctionnel est non seulement une erreur grave d’appréciation mais surtout ne permet pas d’élaborer de réelles stratégies de résistance citoyenne fondée sur un partenariat multilatéral. Les grossières lunettes au travers desquelles nous observons la société américaine doivent être nettoyées de quelques préjugés bien ancrés qui tantôt versent dans un angélisme sans frontières tantôt dans une démonisation farfelue.
      
      Il est un autre amalgame abusif que les pays du Sud ont longtemps alimenté et que de nombreux citoyens et résidents européens issus de l’immigration continuent d’entretenir : l’ « Occident » serait une entité n’ayant qu’une seule politique ; les Etats-Unis et l’Europe, c’est tout un… les mêmes intérêts, la même volonté d’hégémonie, etc. Sur le plan culturel, la dénonciation de l’occidentalisation du monde fait référence à des réalités de différents ordres ; elle n’a d’ailleurs que très rarement les moyens de comprendre comment, dans les faits, et au cœur de cet Occident, l’Europe s’américanise. Les Européens le sentent et s’en inquiètent : ils expriment ainsi, au quotidien, le sens des dynamiques complexes et contradictoires qui traversent cet univers occidental que de nombreuses critiques simplifient à l’envie, jusqu’à l’excès, l’aveuglement, voire la paranoïa.


 
Quel sursaut ?


      Cette première approche qui ne mélange pas les peuples et les pouvoirs et sait distinguer, en Occident, les dynamiques parfois contradictoires existant entre les univers américain et européen est le passage obligé de celles et de ceux qui veulent essayer de « faire quelque chose » pour résister à un ordre du monde responsable de tant d’injustices et qui institue une logique pernicieuse de la violence symbolique ou physique. Sur le plan économique, politique ou culturel, il est l’heure que la conscience européenne se réveille et propose les voies d’une alternative face à l’hyper puissance américaine. La politique de suivisme totalement chaotique et en rang dispersé à laquelle nous assistons aujourd’hui est propre à nous mener directement à la catastrophe : il n’existe plus de contrepoids à l’hégémonie américaine et l’absence de consistance de « la position de l’Europe » dans tous les dossiers économiques et politiques brûlants est de plus en plus criarde : peut-on espérer un sursaut ?
      
      Les citoyens se sont souvent plaints de constater la construction d’une Europe qui n’était qu’économique et bien peu politique ou sociale. L’absence de politique étrangère commune, la logique sécuritaire toujours plus renforcée, l’augmentation généralisée du chômage… On était en droit de se demander (et on le demeure) quels étaient les objectifs de la construction européenne : un nouveau marché compétitif ou l’expression d’une nouvelle identité, ouverte, dynamique, pour permettre le pluralisme culturel au cœur même de l’Occident ? Il appartient aujourd’hui aux citoyens européens, à tous les citoyens européens, de se saisir de ce dossier et d’offrir une alternative à la seule logique du marché ou à la mentalité d’Empire industrialisé se protégeant de l’immigration des pauvres, des clandestins … des nouveaux « hors-la-loi ». De façon peut-être plus déterminée encore que le mouvement international des citoyens l’avait d’abord cru, il est de première importance que la dynamique européenne soit endogène, plus forte et plus dynamique si l’on veut, à terme, emmener dans ce courant les citoyens américains eux-mêmes. La conscience citoyenne européenne, avec d’autres forces d’Amérique du Sud, d’Asie et d’Afrique, a les moyens, au premier chef, de la résistance et les clefs d’une possible alternative.


 
Dynamiques citoyennes et partenaires


      La mondialisation qu’on nous propose s’appuie sur une logique du primat de l’économie, une technologie au service de la finance et de la consommation, une consommation portée par l’ordre publicitaire, un ordre publicitaire lui-même soumis à la productivité et à l’efficience économique… la boucle est bouclée. Des forces de résistance citoyenne peuvent et doivent émerger du continent européen : déjà des dynamiques se sont mises en branle que le Forum social européen par exemple tente de coordonner et d’amplifier. Les citoyens européens de confession musulmane doivent impérativement intégrer ces mouvements et apporter le concours de leurs vues, de leur éthique, de leur espoir et de leur engagement sur le plan social, politique, économique ou culturel. Sur un plan plus politique, la politique unilatéraliste des Etats-Unis doit trouver sur sa route des voies qui se font entendre autrement qu’en période électorale comme ce fut le cas en Allemagne où le Chancelier Schröder a dû se résoudre à s’opposer aux volontarisme belliqueux du gouvernement américain pour gagner les élections. Le message qui sort de cet événement est que les citoyens européens ne sont pas aveuglés par la puissance du gouvernement américain et qu’ils refusent une politique de suivisme aveugle et l’engagement inconséquent dans la guerre. En France, en Italie, en Espagne et même en Angleterre comme en Autriche, au Portugal, en Suède par exemple, des mouvements de solidarité avec les peuples opprimés de Palestine, de Tchétchènie ou du Tibet se mobilisent et partout expriment le refus de l’intervention dite préventive en Irak… Les citoyens de confession musulmane doivent rejoindre ces rangs et participer à l’émergence d’une conscience européenne nouvelle prônant une éthique de l’engagement social, politique, économique ; une éthique citoyenne au sens large fondé sur les valeurs communes et le partenariat multilatéral et multidimensionnel. Les musulmans ont les moyens de cette contribution et tout, dans leurs références, les invite au combat pour la justice et l’égalité. A terme, il leur faudra dépasser le cadre continental et établir des coordinations avec les citoyens d’Europe central et de l’Est et les Etats-Unis. Des peuples des Balkans aux Afro-Américains, les citoyens musulmans d’Occident portent des valeurs et ont mis en branle des dynamiques de résistance qui, si elles se joignaient aux mouvements sociaux et alternatifs à travers l’Occident, pourraient réussir un double pari : préserver le pluralisme au cœur d’un combat mené au nom des valeurs communes affirmant la dignité humaine ; être les témoins d’un message qui pour mener à la paix ne fait jamais l’économie d’une spiritualité profonde et d’une justice exigeante et qui affirme avec force qu’on ne devient jamais humain sans un effort de l’intelligence et du cœur.

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